Retour sur « Quand Google défie l’Europe » de J.-N. Jeanneney

On voyait des regards en coin depuis quelques temps, des oeillades – c’est à peine s’ils ne s’attendaient pas à la sortie du collège – on se disait qu’il y avait anguille sous roche et qu’ils viendraient bientôt nous avouer, rubescents et gloussants, ce dont nous nous doutions largement. Ce n’est pas encore fait mais un camarade a cafté dans l’entretemps.
Le camarade La Tribune a donc annoncé le 18 août, repris par la plupart des médias du monde, qu’un accord était sur le point d’être signé entre la BnF et Google pour la numérisation de son fonds.

Ceci est sans doute à replacer dans le contexte du prochain verdict du procès intenté à Google, dont le délibéré aura sans doute des conséquences gigantesques sur l’avenir de la diffusion de la connaissance et les modèles économiques qui seront mis en oeuvre à l’avenir. Pour les lecteurs, on peut espérer que cela permettra de débloquer le problème des livres épuisés encore soumis aux droits d’auteur – cette zone grise « protégée » par des éditeurs qui préfèrent voir mourir leur fonds plutôt que le mettre gratuitement à disposition et qui n’ont toujours pas compris grand chose aux enjeux et au fonctionnement d’internet.

Mais surtout, cela marque un retournement de politique comme on en voit rarement. Certes, M. Jeanneney est passé de président de la BnF à doubleur de François Mauriac sur France Culture (si, si : écoutez, vers 7h45…) mais alors, la politique menée était-elle un caprice du prince et non issue d’une analyse raisonnée des enjeux et des possibilités de l’établissement ? Va-t-on entendre dans la foulée B. Kouchner affirmer que D. de Villepin n’était qu’un Cyrano de pacotille et envoyer les troupes françaises remplacer les Britanniques en Iraq ? Charles Bremmer, correspondant du Times à Paris s’en donne à coeur joie, bien entendu. Pierre Assouline se permet de se montrer acide : « Il aura donc fallu quatre ans pour que la Bnf passe de la résistance à la collaboration. » Et sur internet, surtout en ce moment, quatre ans, c’est une éternité. Mais qu’est-ce que sont quatre ans de perdu, par rapport à la joie de montrer son… panache et sa flamme à tout le monde et de se poser en dernier défenseur de la civilisation occidentale ? Bon, la question est sans doute plus complexe et je ne voudrais pas paraître ironique ni m’agréger aux personnes qui crient haro sur le baudet en profitant de leurs quatre années de recul pour reprocher ses choix à l’ancien président.

Bien au contraire, cet accord annoncé – dont il ne sert à rien de parler pour l’instant puisque nous n’en savons rien – est l’occasion de relire le pamphlet/essai dudit président. Ca tombe bien, il trône en bonne place dans ma bibliothèque personnelle, acheté avec ton argent, ô contribuable mon frère, sur les maigres deniers alloués par l’Etat aux chartistes méritants, dans une librarie indépendante du boulevard Saint-Michel.
A posteriori, le titre peut sembler un peu ironique : « Quand Google défie l’Europe« … l’Europe échoue et finit par plier. Que dire alors du glorieux sous-tire « plaidoyer pour un sursaut » : soit le plaidoyer n’a pas été entendu, soit le sursaut n’a pas été l’envol escompté. Que trouvons-nous cependant dans ces 150 pages ?

Un certain nombre de questionnements, qui ne sont pas aussi caricaturaux que ce qu’on veut bien faire croire aujourd’hui.

D’abord, M. Jeanneney convient de l’intérêt de l’entreprise et des mérites de l’action de Google: « je n’en éprouvai ni chagrin ni irritation mais un choc stimulant » (p.10). Les pages sur les dangers de laisser des entreprises d’une telle importance aux mains d’intérêts privés, sur les dangers de la publicité et le risque de biais qu’elle implique dans l’affichage des résultats, sont certes une tarte à la crème (avec force citations du Général…) mais à laquelle on ne peut qu’adhérer.

A posteriori, je ne sais s’il s’agit d’une erreur de perspective de l’auteur ou d’un changement dans la politique (ou les possibilités techniques) de Google mais une partie des craintes se révèle étrangement vaine. Jeanneney part sur l’idée d’un Google fixiste, qui décide par lui-même et de manière irraisonnée ce qu’il propose. Cela n’est pas faux et les algorithmes de Google font certainement partie des secrets les mieux gardés au monde. Mais, d’une part, d’un point de vue technique, Google va vers une pertinence de plus en plus grande dans ses sélections : il n’est qu’à voir la différence entre la version actuelle et celle qui se prépare. D’autre part, c’est faire abstraction de la prise en compte de plus en plus grande de l’usager et de la possibilité de personnaliser les outils. Les résultats donnés par Google sont une base, dont je peux faire bien des choses – supprimer un résultat, modifier l’ordre, etc. Dans GBS, j’ai la possibilité de me constituer une bibliothèque personnelle, dans laquelle je peux ensuite effectuer des recherches. Google me propose un ordre mais également des outils pour me constituer mon propre ordre.
Il est en revanche fondamental en effet que les utilisateurs sachent effectuer une recherche d’information. Qu’ils ne se contentent pas d’une recherche dans GBS – pour répondre à une question complexe, il faut consulter divers outils et s’intéresser à la bibliographie de la question – et soient capables d’évaluer la pertinence des documents trouvés.
On se demande alors dans quelle mesure M. Jeanneney a pris conscience des modifications du système d’information (voire de pensée) depuis l’apparition d’Internet. La bibliothèque n’a plus le même sens depuis que le web a fait son apparition et que Google existe, c’est un fait. Il ne faut pas considérer Web = chaos = mal. Mais il faut en revanche convenir que la notion de savoir évolue : il est possible (on aura la réponse dans quelques dizaines d’années) que le savoir comme ordonnancement du monde ait fait son temps et qu’il faille désormais penser en terme de réseau et d’interaction, avec un usager beaucoup plus actif qu’autrefois. Ce ne serait pas le premier changement de paradigme dans le monde du savoir depuis 2000 ans et c’est précisément ce qui rend passionnant l’histoire des bibliothèques, du livre et des pratiques intellectuelles. Ainsi quand on parle du « vrac, danger absolu » (p.121), on se pose des questions. Les méthodes changent, on parle maintenant d’indexation communautaire, de folksonomie et d’autres techniques qui n’existaient pas il y a 15 ans (et que Gallica a d’ailleurs intégrées) mais on s’y retrouve.

Quant à la crainte que Google ne propose que des ouvrages anglophones ou proposant une vision anglo-saxonne du monde, on a envie de répondre à l’auteur que cela ne dépend précisément que de l’action des bibliothèques françaises : si leur fonds est numérisé, il sera disponible dans GBS et viendra donner un contre-poids salutaire au monoculturalisme. La nécessité de ce contre-poids est d’ailleurs pour partie contestable dans la mesure où dans le monde académique – l’auteur donne l’exemple de la Révolution française où chez les Anglais les aristocrates sont beaux et valeureux tandis que les Jacobins sont des méchants assoiffés de sang ; qu’on me permette d’en douter – est largement internationalisé. Bien plus, comme l’a montré Robert Damien, une bibliothèque, qu’elle soit de brique et de mortier ou numérique, consiste précisément à faire dialoguer les livres et les points de vue : les livres sont l’exact contraire du livre. Si telle différence il y avait entre les appréhensions anglo-saxonnes et françaises des choses, GBS serait une excellente chose car chacun nuancerait son approche. La question de l’approche française, européenne, anglo-saxonne ou comtoise des choses peut justement être dépassée par de tels outils et par Internet dans son ensemble : bien souvent on ne sait même plus dans quelle langue on y a lu un article et dès qu’on se spécialise un peu dans un domaine (que ce soit le patrimoine écrit, les nouvelles technologies, le droit ou la politique) on se situe dans un alter-monde où les nationalités et les langues comptent peu. Pour tout vous dire, sur Facebook, je ne reçois pas des « demandes d’amis » mais des « vriendschapsverzoek » et mon Google me parle latin…

En revanche, si M. Jeanneney veut contrer la vision purement américaine du monde et faire feu de tout bois pour imposer la présence française, j’ai bien des idées à lui proposer. Si l’on voulait vraiment opposer une réponse forte à la présence culturelle américaine là où elle constitue un abus, un vrai travail sur le droit d’auteur ne serait pas inutile. D’abord, il faudrait éviter de freiner/empêcher la diffusion des photos des fonds des bibliothèques françaises : qu’une institution tente de gagner trois sous en vendant ses photos ou en tentant de faire croire qu’elle a des droits sur ces photos, c’est compréhensible dans le contexte actuel. Mais l’Etat doit comprendre que c’est une bien faible ressource comparé à la visibilité que le refus de placer ces photos sous licence libre lui fait perdre et au final un mauvais calcul. De même, c’est un abus et une erreur politique que les seules photos librement réutilisables de De Gaulle ou de Mitterrand soient des photos prises par la Maison Blanche. Pourquoi ? Parce que les photos prises par des agents fédéraux sont librement réutilisables alors que l’on considère en France que ce serait un crime vis-à-vis de l’Art que de refuser ses droits moraux et patrimoniaux sur ses « oeuvres » à un fonctionnaire photographiant dans le cadre de ses fonctions. Résultat : la vision américaine se diffuse et les photos libres de réalités purement françaises sont fournies par la présidence américaine ou la NASA. Quand aux « artistes » français, personne ne verra jamais leurs photos mais, au moins, l’honneur est sauf et leur statut reconnu…

Au final, au-delà des questions éthiques déjà mentionnées (privé, publicité, etc.), la numérisation par Google pose à mon humble avis trois questions
1/ la qualité de la numérisation – jusqu’ici assez mauvaise pour des raisons de coût. Va-t-on vers deux numérisations successives, une pour aller vite et une seconde pour raffiner ensuite ?
2/ des questions juridiques : qui est propriétaire des fichiers ? que la BnF pourra-t-elle en faire ? que les lecteurs pourront-ils en faire ? (avec la menace juridiquement très légère mais pourtant courante que les bibliothèques/numériseurs tentent de faire croire qu’ils ont des droits d’auteurs sur les fichiers ainsi produits)
3/ des questions techniques de pérennité des données (une des priorités et un point fort de la BnF)

J’imagine que c’est sur ces questions que la BnF négocie et c’est sur les réponses apportées que l’accord sera considéré comme bon ou pas.

Dans tous les cas, la relecture de ce petit ouvrage (ma dernière lecture datait de novembre 2006… pour préparer le concours de l’enssib) n’a pas été inintéressante. Elle fait mesurer combien les évolutions sont rapides et demandent une grande réactivité. En cinq ans, des outils extraordinaires (que ce soit Gallica/Europeana ou GBS) ont été mis en place pour le plus grand bénéfice des lecteurs – combien de livres ai-je laborieusement recopiés à la BnF alors qu’ils sont désormais en ligne et accessibles de partout ! C’est un changement dont on a sans doute du mal à mesurer tous les effets mais qui constitue une rupture dans l’histoire des pratiques intellectuelles. Il faut cependant garder à l’esprit que la numérisation reste une technique : ce n’est pas parce que les Stances pour Jésus-Christ (Paris, Edme Martin, 1628 ; il n’en existe a priori qu’une seule émission… mais je cherche encore) sont mises en ligne que le monde entier se ruera pour les lire. Les institutions/entreprises qui décident d’entreprendre ce gigantesque travail ont donc des buts différents.
La numérisation de Google est une première étape mais elle ne constitue pas la panacée. Dans le domaine du patrimoine écrit, une numérisation intégrale des imprimés anciens n’est pas hors de portée (mais, encore une fois, encore faudrait-il en avoir une description fiable…). Pour les livres plus récents, deux solutions se présentent : ou une adaptation des éditeurs ou de nouvelles pratiques de publication (et de validation scientifique) ne passant plus par des éditeurs commerciaux (archive ouverte etc.). Sans cela, par un charmant paradoxe, certains types d’ouvrages récents risquent de subir de plein fouet la concurrence des livres anciens : on voit déjà des historiens citer une mauvaise édition de texte trouvée sur Gallica ou GBS au lieu de l’édition de référence, uniquement disponible sur papier. C’est une faute de leur part, certes. Mais aussi de la part des bibliothèques/éditeurs.

MàJ : Une réaction de Jeanneney (à l’accord de la BnF, pas à ce billet) est annoncée pour demain dans le Figaro. Peu de suspense sur ce qu’il dira, mais cela indique que la question prend de l’ampleur et qu’on ne devrait pas tarder à voir arriver les politiques.

Cette entrée a été publiée le 26 août 2009 à 12:58. Elle est classée dans Bibliothèques numériques et taguée , , , , . Bookmarquez ce permalien. Suivre les commentaires de cet article par RSS.

4 réflexions sur “Retour sur « Quand Google défie l’Europe » de J.-N. Jeanneney

  1. Merci de ce billet, alerte, plein de bon sens et de bonnes questions!

    « la concurrence des livres anciens : on voit déjà des historiens citer une mauvaise édition de texte trouvée sur Gallica ou GBS au lieu de l’édition de référence, uniquement disponible sur papier »

    Il me semble que la question de l’économie de la réédition (transformation) d’ouvrages (qu’ils soient du domaine public ou simplement d’utilité publique) n’a guère progressé depuis la Lettre sur le commerce de la librairie de Diderot : on s’accorde sur l’utilité, la nécessité de diffuser la lecture de textes sans trouver de modèle marchand autre que le privilège de la propriété matérielle.

    Une perspective bien frustrante pour lecteurs et chercheurs désormais rompus aux facilités de la copie numérique.

  2. L’erreur de raisonnement sur la stratégie de Google révèle, à mon sens, une incompréhension plus profonde des logiques purement économiques à l’œuvre. C’est presque une évidence de dire que le fabricant d’un bien a intérêt à ce que les biens qui sont compléments du sien soient le moins coûteux possible : les voitures se vendent d’autant mieux que le carburant est peu cher, les logiciels que les PC le sont peu.

    Que vend Google ? Google est une plate-forme (voir http://fr.wikipedia.org/wiki/March%C3%A9_biface ) qui propose d’une part de l’espace publicitaire aux annonceurs et d’autre part un tri de l’information à l’utilisateur (l’information elle-même étant généralement produite par d’autres). Pour attirer les annonceurs, Google doit attirer le plus d’utilisateurs possible. Or, et c’est là le point que manque J.-N. Jeanneney, cela se fait essentiellement en offrant aux utilisateurs ce qu’ils cherchent. L’intérêt que Google pourrait avoir à court terme à déformer les résultats de son produit essentiel (le moteur de recherche) pour alimenter ses services annexes ne doit pas faire oublier la perte de crédibilité à moyen terme une fois que les utilisateurs s’en seront rendus compte.

    Dans ce domaine, il est donc fort probable que l’honnêteté des résultats soit la meilleure politique commerciale possible de Google. Ce qui nous ramène à la première considération : Google a intérêt à ce que l’information (ainsi que les moyens de consulter ses services) soit disponible au plus faible coût possible. Quitte à dépenser de l’argent pour la rendre disponible (numérisation) ou alimenter la concurrence dans le secteur des moyens de consultation (Chrome, Android, etc.).

    Bref, Google n’a pas commercialement intérêt à introduire les biais que redoute J.-N. Jeanneney. Il a en revanche un intérêt commercial majeur à un affaiblissement des droits de propriété intellectuelle.

  3. Pingback: Twitter Trackbacks for Retour sur “Quand Google défie l’Europe” de J.-N. Jeanneney « À la Toison d’or [alatoisondor.wordpress.com] on Topsy.com

  4. Bonjour,

    Beaucoup de choses intéressantes dans ce billet, notamment sur les aspects juridiques en arrière-plan.

    La question des droits sur les images numérisées est assez déroutante quand on l’examine en profondeur. On trouve en effet en ce moment beaucoup de commentaires qui s’insurgent contre le fait que l’on puisse confier une partie de notre patrimoine à un opérateur privé comme Google.

    Sauf qu’en étudiant les mentions légales de la quasi-intégralité des bibliothèques numériques françaises, je me suis rendu que plus de deux-tiers d’entre elles avaient une mention plus restrictive que celle de Google (Pas d’utilisation commerciale/pas de suppression du filigrane)…

    Il faudrait donc commencer sérieusement à s’interroger sur nos propres pratiques, avant d’enfourcher de grands chevaux idéologiques.

    Heureusement, j’ai quand même l’impression que la prise de conscience commence à se faire. Il y a un bon billet sur Figoblog (IFLA 2 : La valeur de nos données) qui montre que les question de libération des données ont été abordées à l’IFLA.

    A suivre …

Répondre à Alain Pierrot Annuler la réponse.