Des modèles de bibliothèques numériques ?

Lisant Quel modèle de bibliothèque, récemment sorti aux presses de l’Enssib, je me demandais dans quelle mesure cette notion de modèle de bibliothèque, souvent appliqué à la lecture publique, pouvait être pertinente pour les bibliothèques numériques.

Expliquons. Traditionnellement (et schématiquement), on oppose une bibliothèque savante, issue de la tradition catholique où le savoir est médiatisé, contrôlé. De l’autre une bibliothèque de la tradition protestante, où la lecture personnelle est encouragée, où la bibliothèque est ouverte à tous et a une approche pratique des choses. C’est très schématique mais il est en tout cas irréfutable que la relation à l’écrit n’est pas la même dans le monde anglo-saxon et dans le monde latin.

Pour les bibliothèques (publiques) physiques, le modèle anglo-saxon (ou plutôt, l’image que les Français se faisaient du modèle anglo-saxon) a fini par triompher avec la bibliothèque moderne, la médiathèque. Les longues lignées de tables de travail ont disparu au profit d’espaces conviviaux, on accède au livre directement, l’accent est mis sur la presse, l’actualité, les supports audio-visuels.

Je me demande dans quelle mesure cela n’est pas applicable aux bibliothèques numériques.

*D’une part, le style Gallica : avec des livres choisis et validés par des bibliothécaires, rangés au sein de corpus construits. Une offre médiatisée dans laquelle le bibliothécaire cherche à guider le lecteur et lui expliquer ce qui est intéressant ;
*D’autre part, le modèle Google Books, où tout est donné en vrac, à charge pour le lecteur d’être intelligent et curieux et de faire son miel de la quantité offerte.

Chacun des deux modèles se justifie et cela peut finalement recouvrir des publics dont les demandes diffèrent.

Là où on peut être critique, c’est que le modèle Gallica a tendance à nous ramener à un modèle « littéraire », voire romantique, de la connaissance. Alors même que l’on s’intéresse de plus en plus – et cela depuis un certain temps – à l’ensemble de la production écrite d’une époque et que la notion de « chef d’oeuvre » semble un peu datée, une telle sélection la remet sur le tapis. Cela est peut-être nécessaire dans un premier temps afin que le néophyte ne se perde pas dans la masse – mais c’est lui faire peu confiance : ne vaudrait-il mieux pas le former ?

C’est surtout introduire la notion de « grand », d' »important », bref des jugements moraux là où l’écriture est avant tout une activité sociale et le reflet d’une société. Décider de donner une édition plutôt qu’une autre, c’est statuer qu’il est des « bonnes » et des « mauvaises » éditions, certaines qui font référence et d’autres pas. Certes. Mais à choisir la « bonne » édition, on cache la tradition d’un texte. Pire, on fait croire que ce texte est immuable, sans donner à voir ses avatars, sans faire comprendre qu’un texte est lu et donc présenté de manière différente aux diverses époques. Pire encore, on laisse accroire qu’un livre est uniquement un texte alors qu’il est bien plus que cela.

Dans tous les cas, il semble relativement peu probable que les deux modèles demeurent – sauf au sein de niches pour un public restreint. Et la survie darwinienne ne dépend pas seulement du modèle mis en place mais surtout de la facilité d’accès et des liens avec d’autres pages. Et, là, Google a un avantage indéniable, voire inquiétant.

Cette entrée a été publiée le 10 septembre 2009 à 14:55. Elle est classée dans Bibliothèques numériques et taguée , . Bookmarquez ce permalien. Suivre les commentaires de cet article par RSS.

6 réflexions sur “Des modèles de bibliothèques numériques ?

  1. En fait, la problématique que tu sous-entends pourrait être : « Le partage des connaissances sur Internet : mettre à disposition du volume ou transmettre de l’intelligible ? »
    Je crois que ni Google Books, ni Gallica ne répondent à la deuxième option. D’un côté, dans un souci de mise en ligne de tout le savoir, on cherche à faire du volume sans distinguer la pertinence des ouvrages. De l’autre, on semble se complaire dans un modèle de reproduction d’un savoir élitiste où le lecteur se doit d’être guidé vers ce qu’il faut savoir, négligeant des écrits qui peuvent paraître anecdotiques.

    N’y a-t’il pas d’autre voie possible ? Et si la meilleure façon de mettre le savoir à la disposition de tout un chacun, ce n’était pas de permettre à chaque lecteur de participer, selon ses intérêts propres à sa diffusion ? Et surtout, dans la jungle d’Internet, il me semble primordial de veiller à un bon référencement des ouvrages ; là est le vrai enjeu de la diffusion de la « culture ».

  2. @Pymouss : sur Gallica, franchement, je ne suis pas sûr que ce soit un procès juste que de leur attribuer de l’élitisme.
    Seulement si j’envisage l’hypothèse suivante : j’ai une bibliothèque de 1000 bouquins, et j’ai bien envie de les numériser pour les rendre disponibles. Admettons que je n’ai pas de plafond financier, je vais quand même, en voyant passer certains titres, me dire :
    est-ce bien utile de numériser celui-là ? D’abord, il n’intéressera personne, et puis son contenu est franchement périmé. Et en plus, s’il y a trop de bouquins nuls, à force de tomber dessus les gens vont croire qu’il n’y en a aucun de bien.
    A titre d’exemple : dois-je numériser le manuel de l’élevage du mouton paru en 1905.
    Certes, vous trouverez des historiens de l’agriculture. Mais bon…

    Il ne s’agit pas forcément de désigner ce qui « mérite » d’être numérisé, mais de se demander tout de même si tel ouvrage numérisé trouvera un lecteur.

    A cela, rajoutez que vous avez une capacité de numérisation de 10 livres par jour (je donne des livres farfelus). Vous allez donc prioriser le plan de numérisation pour que les ouvrages ayant le plus grand nombre de lecteurs potentiels soient numérisés en premiers.

    Bref, je trouve que la démarche est assez logique.

    Mais je ne crois pas répondre aux questions que se pose Rémi dans tout ça 😉

    Je propose la technique suivante : sur le catalogue général de la BnF (et, si possible techniquement et moralement, sur d’autres sources aussi), la possibilité pour l’internaute de cocher une case « Souhaitez-vous que cet ouvrage soit numérisé ? »

  3. Le , S. von K. a dit:

    Il y a quand même pas mal de recoins dans Gallica, on peut trouver beaucoup d’écrits « anecdotiques » et même des choses assez croquignolettes. Après, je ne sais pas combien de nos lecteurs se jettent sur les éditions périmées du code de la route…
    Beaucoup de nos sélections, surtout pour les imprimés, sont subordonnées à des critères matériels, et à un tambouille interne avec le prestataire de numérisation: état du document, nombre de pages, possibilité d’OCR… Peu d’ouvrages arrivent à passer ce crible, malgré leur intérêt intellectuel intrinsèque. Et il faut aussi voir que nos espaces de stockage sont restreints, et que donc, comme le disait Lully, on privilégie ce qui a le plus de chances d’attirer l’attention du lecteur lambda. Donc, oui, souvent du classique ultra-balisé, connu et reconnu: mais c’est ce qui « fait du chiffre », et nous permet de récupérer des crédits de numérisation auprès de l’Etat… De l’élitisme, Gallica? Je vois plutôt ça comme du pragmatisme.

  4. Le , claire_h a dit:

    Je souscris à ce qu’écrit S. juste au-dessus. Oui, nous autres provinciaux devons « faire du chiffre », charmer l’élu et la DRAC, montrer à la MRT que nous nous soucions de la « Préservation du Patrimoine » et notamment de ses chefs-d’œuvre. Les crédits tombent plus facilement pour un livre d’heures que pour un introuvable de l’historiographie régionale du 19e siècle, mais passons.
    Je ne pense pas qu’on fasse de l’élitisme à partir du moment où l’on suit une politique documentaire bien définie, ce qui est le cas de beaucoup de bibnum, autour du patrimoine régional : vues de localités anciennes, journaux du début du siècle etc. Et pour cela, non seulement il y a un public amateur avide (les historiens et généalogistes amateurs qui pullulent) mais de plus ce peut être un excellent support de médiation pour des scolaires, des groupes etc. utilisés dans des quartiers ou des zones rurales.
    Quant à l’élitisme dans Gallica… mon dernier téléchargement, c’est quand même « La Maison bien tenue » de Mme Delorme, 100 ans au comptoir, et relativement hilarant. Je trouve des choses bien plus sérieuses dans GRL :).

  5. Le , Jean-Pierre Sakoun a dit:

    Une remarque, qui remet en question une grande partie du raisonnement : Google joue sur une imposture ; en effet, sur les dix millions d’ouvrages que cette société dit avoir numérisé, seulement 1,7 millions soont des ouvrages hors droit au sens de la loi. Les plus de 8 millions d’autres sont soit des ouvrages sous droit, soit des ouvrages sous droit épuisés, soit des ouvrages sous droit orphelins. On sait bien que ce sont ces trois dernières catégories qui intéressent Google et que les fonds patrimoniaux servent de « produit d’appel », d’où le flou artistiquement entretenu sur ces fonds patrimoniaux pour faire croire aux détenteurs du patrimoine, les bibliothèques, que Google en est à 10 millions d’oeuvres patrimoniales…

    Or les objectifs de la BnF et d’Europeana, dans ce domaine, sont très ambitieux à court terme et permettront de proposer des collections beaucoup plus intéressantes, avec un volume équivalent – voire supérieur – de données, que la numérisation patrimoniale « aveugle » de Google, limitée, rappelons-le. Le bruit court d’ailleurs que Google, s’ils réussit son coup de flibuste à la BnF, ne prendra pas d’autre bibliothèque…

    En ce sens Google n’est pas seulement un miroir aux alouettes, c’est aussi un pâté d’alouette (dont tout le monde connaît bien les proportions : une alouette, un cheval…). Et ce pâté est d’autant plus surprenant que le chaval est… virtuel, puisque rien ne dit que les fonds sous droit pourront un jour être diffusés par Google.

    Pensez-vous réellement que Google continuera son mécénat si lui sont refusés les accès aux fonds sous droit ? J’en doute, personnellement…

    Donc, une offre à multiples tours de passe-passe : Moi, Google, j’annonce 10 millions mais il ya de tout là-dedans ; je veux convaincre les bibliothèques de me laisser accéder à leur patrimoine, mais ça n’est pas ce qui m’intéresse, et ce qui m’intéresse et que j’essaie de « flibuster », il n’est pas du tout sûr que j’y accède légalement

  6. Comprenons-nous bien, je n’introduis pas de jugement moral là-dedans ni ne distribue des bons points : il est bien normal que les approches de Google (moteur de recherche) et de Gallica (bibliothèque) diffèrent parce que leur point de départ, leurs buts et les moyens mis en oeuvre sont différents. Il n’est pas non plus question pour moi de parler d’élitisme ni même de le dénoncer. D’ailleurs, s’il fallait à tout prix de trouver de l’élitisme quelque part, ce serait peut-être plutôt chez Google, puisque Gallica met au contraire l’accent sur l’accompagnement du lecteur et son guidage.

    Je trouve en revanche l’idée de Lully de laisser les utilisateurs de Gallica faire des suggestions en fonction de leurs besoins excellente. Mais il faudrait alors une procédure d’urgence : car dire oui mais proposer l’ouvrage numérisé trois mois après, c’est inutile et fait même fort mauvaise impression.

    Autre idée pour concilier texte de référence et autres éditions, peut-être Gallica peut-elle offrir une sorte de recherche dépliable afin de proposer une édition particulière à ceux qui cherchent uniquement le texte et, dans un second temps, l’ensemble des éditions conservées à la bibliothèque pour garder la notion de tradition. Mais cela nécessite de se reposer sur un excellent catalogue. La bibliothèque royale des Pays-Bas peut par exemple se le permettre grâce à la présence du STCN (http://www.kb.nl/stcn/index-en.html) mais je crains que le service de l’Inventaire de la BnF (dont la direction est d’ailleurs disponible : quelle superbe poste !) n’ait encore pour quelques années de travail avant de proposer un catalogue aussi complet et cohérent.

    Sinon :
    > S. von K. :
    « Beaucoup de nos sélections […] sont subordonnées à des critères matériels […] : état du document, nombre de pages, possibilité d’OCR… […] Et il faut aussi voir que nos espaces de stockage sont restreints »
    => c’est bien le problème : si volonté il y a de concurrencer Google (et cela se défend intellectuellement), il ne faut pas lésiner car tout se joue en quelques années. Je suis assez bien placé pour savoir que des projets de collaboration existent autour de la question de l’OCR… mais on attend toujours la mise au point d’un logiciel capable de lire les typographies anciennes.

    Mais nous nous éloignons du sujet, ce que je voulais dire (@S. von K. et claire_h), c’est précisément que pour obtenir des subsides d’une DRAC, d’une ville ou de l’Etat, dans une vision française des choses, il faut proposer des corpus, des thèmes (le fonds de cartes postales, le corpus des journaux de la IIIe république…), si possible avec derrière la tête des utilisations (« support de médiation »). Personne ne pensera à dire « on numérise toute la bibliothèque et les lecteurs s’y retrouveront bien ». C’est très bien mais je me contente de souligner que ce n’est pas l’approche états-unienne et qu’il me semble qu’on peut donc y voir ici deux modèles.

    @ Jean-Pierre Sakoun : Je suis tout à fait d’accord avec vous et ne chante nullement les louanges de Google – ou alors seulement d’un point de vue pragmatique. Google n’est pas philanthrope et les bibliothèques doivent prendre extrêmement garde à ce qu’elles signent, y compris d’un point de vue juridique. On sait très bien que Google numérisera tant qu’il sera avantageux pour lui de numériser (c’est à dire tant qu’il n’aura pas atteint la masse critique à partir de laquelle numériser des livres coûtera plus cher que l’argent gagné grâce aux parts de marché d’attention et de présence sur le site obtenues).
    Mais si on peut faire numériser (avec pleine propriété des fichiers et sans monopole de Google sur leur diffusion) quelques millions d’ouvrages pendant ce temps – même une numérisation pas aussi bonne que ce que l’on désire, même si l’on sait les arrière-pensées du prestataire – pourquoi pas ? Si Google se joue des bibliothèques, les bibliothèques ne doivent avoir aucune réticence à se jouer de Google.

    En ce qui concerne les oeuvres plus récentes, l’éventuel accord a de quoi faire naître des craintes légitimes. Mais remarquons qu’il aura tout de même fallu l’arrivée d’un acteur a priori tout à fait extérieur au monde du livre pour que la question des oeuvres orphelines et de celles non disponibles soit posée. Alors qu’elle se pose par exemple quotidiennement dans les bibliothèques de sciences humaines comme celle que je dirige :
    – bonjour, est-ce que cette oeuvre est disponible ?
    – non
    – alors pourrais-je obtenir une impression à la carte ?
    – non !
    – alors pourrais-je légalement en faire des photocopies ?
    – non !!!
    – la faire réimprimer ?
    – NON, vous m’em… à la fin, je suis éditeur, j’ai les droits, j’en fais ce que je veux, y compris vous en priver au détriment de mes propres intérêts et des vôtres !
    – oui mais Google veut me les proposer
    – comment ? c’est scandaleux qu’ils gagnent de l’argent sur notre dos !
    – …

    Google propose quelque chose qui va dans l’unique sens de ses intérêts – ce qu’il faut IMHO contrer – mais il propose quelque chose.
    Qu’attend-on pour trouver un accord avec les détenteurs de droits (et immédiatement pour les oeuvres orphelines) pour mettre ces oeuvres indisponibles sous licence libre afin de leur redonner une nouvelle vie ?

    Mais nous voilà bien loin des « modèles » de bibliothèques…

Répondre à S. von K. Annuler la réponse.