Eloge de l’humilité

Je cesse de parler de la question de la recherche : je crois que nous en avons fait le tour – c’était d’ailleurs certainement le cas avant mon arrivée dans la profession : que les plus anciens excusent mon inexpérience – et les mêmes arguments reviennent sans cesse de part et d’autre. La récente discussion sur la liste de l’ADBU était à cet égard un peu décevante.

Avant de clore ce dossier, je voudrais cependant donner un dernier argument. L’humilité.

L’idée m’en a été donnée par un court article publié dans le Journal of Cell Science (doi:10.1242/jcs.033340) en 2008 – ce que c’est que de fréquenter des biologistes…
Dans cet essay intitulé « The importance of stupidity in scientific research », Martin A. Schwartz, microbiologiste à l’université de Virginie, raconte qu’il a récemment revu une jeune fille qui était en thèse avec lui quelques années auparavant. À son grand étonnement, elle avait abandonné sa thèse de science, avait étudié le droit à Harvard et était désormais une brillante avocate travaillant pour une ONG. Sa surprise fut plus grande encore quand cette personne extrêmement douée lui révéla qu’elle avait abandonné sa thèse parce qu’elle « en avait assez de se sentir stupide ».

Car c’est précisément en cela que consiste la recherche : sans arrêt se sentir stupide. L’auteur explicite sa pensée : tant que l’on reste à bac+3 (voire bac+5 dans les filières professionnelles), on nous demande uniquement d’apprendre des choses, de les comprendre et de savoir les appliquer. La recherche est tout à fait différente

« Ma thèse était interdisciplinaire et, pendant un temps, à chaque fois que je rencontrais un problème, je harcelais les profs spécialistes des différentes disciplines dont j’avais besoin. Je me souviens du jour où Henry Taube (il fut lauréat du prix Nobel deux ans plus tard) me dit qu’il était incapable de résoudre le problème que je lui soumettais et qui relevait pourtant de sa spécialité. J’étais en 3e année de thèse et je m’imaginais que Taube en savait mille fois plus que mois (au bas mot). S’il n’avait pas la réponse, personne ne l’avait.

C’est alors que je réalisai : personne ne l’avait.

Et c’est bien pour cela que c’était de la recherche. »

Se sentir stupide n’est pas une mauvaise chose, bien au contraire. Clemenceau est réputé avoir dit : « Ce qui m’intéresse, c’est la vie des hommes qui ont échoué car c’est le signe qu’ils ont essayé de se surpasser ». C’est bien de cela qu’il est question : non de la « stupidité relative » que l’on peut ressentir à côté d’une personne meilleure en classe, mais bien LA stupidité, une « stupidité absolue ». Une stupidité choisie car elle est la seule voie vers la connaissance, même si elle est particulièrement inconfortable.

Et cela a des conséquences. La principale est, je pense, une grande humilité face aux choses. Savoir qu’on en sait bien peu et que la connaissance est elle-même mouvante et instable – se sentir sans cesse rabaissé par le monde même – rend modeste. Voilà sans doute pourquoi les chercheurs sont bien plus favorables à Wikipédia que les journalistes, « intellectuels » et autres mondains. Ils se savent eux-mêmes stupides et ont abandonné leur croyance en une Vérité que certains détiendraient.

La seconde une humilité face aux gens. Le chef d’équipe, le « manager » est payé pour dominer. S’il est agréable, c’est parce qu’il sait que la productivité de son équipe n’en est que meilleure. Il « gère » des « ressources humaines ».
Face à un ignorant, le chercheur voit un frère – tout juste un peu plus ignorant que lui, mais finalement si peu. Il éprouve le même sentiment qu’Hélène à qui Andromaque reproche, dans La Guerre de Trois n’aura pas lieu [II, 8], de n’avoir jamais pitié et de n’éprouver que du mépris pour les malheureux et qui répond : « C’est à savoir. Cela peut venir aussi de ce que, tous les malheureux, je les sens mes égaux, de ce que je les admets, de ce que ma santé, ma beauté et ma gloire je ne les juge pas très supérieures à leur misère. Cela peut être de la fraternité ».

De la fraternité envers un égal quand, alors que j’étais enfant et que je m’intéressais à l’archéologie du Moyen-Orient (je vous rassure, c’est encore le cas), j’avais contacté un très grand spécialiste afin d’avoir des renseignements sur la possibilité d’en faire mon métier. Alors que ce ne sont pas les petits garçons de 12 ans rêvant d’être archéologues qui manquent, ce dernier avait très gentiment téléphoné à la maison pour tout nous expliquer. De la fraternité encore quand, plus tard, alors que je voulais m’inscrire en maîtrise, un professeur au Collège de France a passé une demi-heure au téléphone avec un anonyme étudiant de province alors même que son affectation lui interdisait de suivre ses travaux. Je suis persuadé qu’aucun des deux ne se souvient de ces épisodes mais je persiste à trouver leur geste d’une immense élégance.

Et je suis enclin à penser qu’il n’est pas étonnant que cette simplicité dans les mœurs, cette gentillesse, cette volonté de promouvoir ce qui les intéresse auprès du plus humble, du lointain, de l’enfant, se trouve tout particulièrement chez des chercheurs.

Tel gonfle la poitrine parce qu’il « gère » une équipe de vingt personnes.

Mais le chercheur, lui, sait que, plus on monte dans le puits, et plus le ciel est vaste.

Cette entrée a été publiée le 14 octobre 2010 à 20:51. Elle est classée dans Le travail du conservateur, Relation au lecteur et taguée . Bookmarquez ce permalien. Suivre les commentaires de cet article par RSS.

11 réflexions sur “Eloge de l’humilité

  1. c’est beau 😮

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  3. Le , MxSz, philosophe à la petite semaine a dit:

    Quelques exemples d’humilité et d’observation attentive au fond du puits :

    En Belgique :
    http://terrain.revues.org/index3072.html

    En France (compte rendu, désolé)
    http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/ahess_0395-2649_1986_num_41_1_283259_T1_0097_0000_001

    Je ne suis d’une part pas franc partisan d’une managerialisation de la profession de conservateur (quoique tout dépend de ce que l’on met derrière ce terme) et suis moi-même un (ancien) chercheur. Mais je pense qu’il ne faut pas non plus se raconter d’histoire: dans aucun espace social ne règnent l’harmonie ou l’irénisme des relations.

    Quelle que soit son activité (diriger du personnel, chercher et trouver, renseigner et former…), avoir toujours à l’esprit que le puits est profond, mais que le ciel est vaste.

    Non ?

  4. Le , L. Guillo a dit:

    « Mais le chercheur, lui, sait que, plus on monte dans le puits, et plus le ciel est vaste ».

    Sûrement. Moi je disais ça autrement : le chercheur trace des lignes dans le champ de la connaissance. Et chaque ligne délimite de nouveaux champs… c’est sans fin. Il n’y a que lorsque formule une théorie – donc quelque chose qui permet de prévoir des résultats avant les vérifier – qu’on peut considérer couvrir un champ tout d’un coup. Mais c’est rare (c’est l’ancien physicien qui parle).

  5. >MxSz : Je ne me fais pas d’illusion et ne prétends pas que faire une PCR ou fréquenter les AN fera un petit abbé Pierre du plus cacochyme des atrabilaires. je sais bien qu’il y a de la violence – réelle ou symbolique – dans le champ du savoir. Mais nos activités nous placent sur une pente.
    Ce que je veux dire, c’est qu’un manager qui doute sur sa réelle légitimité à diriger son équipe, parce qu’il sent bien qu’il ne maîtrise pas tout ce sur quoi il travaille, que certains de ses employés sont peut-être finalement meilleurs que lui, etc. sera un mauvais manager.
    Alors qu’un chercheur qui se pose les mêmes questions sur lui-même et sur les autres sera un bon chercheur.
    Si l’on veut philosopher à la petite semaine, il me semble que le manager intelligent (vraiment intelligent) est toujours dans un 2d degré, dans une pensée de derrière : en termes pascaliens, il sera amené à être un « demi-habile » ; quand le chercheur sera lui amené par son activité même à être un « habile ».

    > L. Guillo : C’est très joli, cette manière de délimiter de nouveaux champs de manière fractale.

    • Le , Passante(etconsoeur) a dit:

      « un manager qui doute sur sa réelle légitimité à diriger son équipe, parce qu’il sent bien qu’il ne maîtrise pas tout ce sur quoi il travaille, que certains de ses employés sont peut-être finalement meilleurs que lui, etc. sera un mauvais manager. »

      Il se pourrait bien que vous vous rendiez compte rapidement – je vous le souhaite- que ce manager là, s’il arrive à trouver la bonne distance avec ses doutes, se révèlera bien meilleur conservateur-manager que celui qui ne doute pas… Par conservateur-manager, j’entends celui qui encadre, anime et dirige au service d’une politique de conservation et de diffusion du patrimoine. Par trouver la distance avec ses doutes, j’entends en avoir conscience, les garder, voire parfois en faire état, sans pour autant sombrer dans l’absence de décision ou insécuriser ses équipes.

      Le conservateur-manager (que ce mot est moche 🙂 qui ne doute pas est celui qui, tranquillement, ne remet jamais rien en cause. Hier, il vivait à l’ombre du point-tiret et du point-virgule ; aujourd’hui, de ses capacités managériales et (pafois) numériques. Mais il n’a jamais rien fait bouger. Et si vous creusez un peu, vous constaterez que les équipes qu’il encadre sont rarement dupes.

      L’équilibre à trouver – et à retrouver constamment- est de garder de sa formation ou de ses activités de chercheur un regard critique sur son activité de conservateur, tout en sachant trancher pour que l’équipe puisse agir ; ce qui signifie souvent se résigner à la conscience de l’imperfection des décisions que l’on prend, et de les assumer. La clé, c’est d’assumer l’imperfection, le bancal de la décision opérationnelle ; pas de refuser le doute de l’analyse.

      Lorsque l’on est au clair avec cette imperfection, non seulement le doute n’est pas insécurisant pour l’équipe, mais il est au contraire infiniment créatif, y compris sur les questions typiquement managériales. Et la certitude, ou l’apparence de la certitude, maintenue contre vents et marées, sont au contraire stériles – voire contre productive : les équipes qui de toutes façons ont conscience des points de difficultés.

      L’on est bien meilleur manager (avec les équipes) lorsque l’on ose dire « je ne sais pas » (à condition de se débrouiller pour savoir, ou du moins trouver une réponse opérationnelle, le plus rapidement possible :), « tout le monde n’est pas d’accord sur ce sujet », ou « cette solution n’est pas pleinement satisfaisante, mais les autres non plus, pour telle ou telle raison, et donc on prend celle ci parce que ceci et celà ». Il y a même « là, je me suis trompé » (avec modération, et lorsque l’on est bien assis dans son rôle, tout de même).
      Evidemment, pour être crédible, il vaut mieux être bon techniquement dans un ou plusieurs domaines :), et avoir une idée précise de la place et du rôle que l’on donne à son établissement, ou à son équipe dans l’établissement. Contrairement à ce que dit l’air du temps, l’on ne manage pas « hors sol’, et manager n’est pas un métier en soi : on encadre, on oriente et on dirige avec des connaissances sur les collections, ou sur le public, ou sur le sens de l’action de l’Etat ou d’une organisation culturelle, selon sa formation d’origine. Mais la gestion pour la gestion, qui produit les managers « sans doute », ne fonctionne pas avec les équipes de terrain (et la seule raison pour laquelle elle fonctionne entre l’encadrement supérieur et l’encadrement intermédiaire est le principe hiérarchique).

      Mais ce que l’on demande à un manager n’est pas de savoir, c’est de donner la direction dans laquelle doit tendre l’action commune, et de porter cette direction vis à vis des tutelles. Si le pb est posé ainsi, il n’est grave que qq dans votre équipe soit meilleur que vous ; au contraire, il vous donnera des billes sur sa partie.

      Bon vent pour la suite de votre carrière!

  6. Le , Du Guesclin a dit:

    Attention tout de même à l’humilité en bibliothèque.
    Si le taux d’humilité est trop élevé, cela peut abîmer les livres.

  7. Le , Camoulox a dit:

    J’abonde dans le sens de Passante(etconsoeur). Étant jeune bibliothèque et ayant expérimenté récemment plusieurs types de management, je plébiscite fortement une direction humainement responsable.
    Par humainement responsable j’entends : qui assume son rôle de chef, ne se voile pas la face (et ne cherche pas à leurrer son équipe) sur ce que ça veut dire que ça implique en terme de hiérarchie, mais qui est soucieuse de justice, comprends la maxime « ne fais pas aux autres ce que tu n’aimera pas que l’on te fasses » et ne se prends pas pour autre chose que ce qu’il est : un humain. Et d’expérience, les situations où les chefs n’assument pas leur rôle conduisent à un grand flou relationnel et peuvent même être un terreau très fertile à la manipulation et au harcèlement.

  8. Je commence à faire partie de la catégorie des « plus anciens » dont vous réclamez l’indulgence et, croyez le bien, elle vous est acquise. Néanmoins, le titre même de ce billet m’invite à réagir au vu de deux affirmations qui le contredisent et me paraissent curieusement d’un autre temps, parce que fondées sur une erreur d’appréciation :
    1- « Le chef d’équipe, le « manager » est payé pour dominer. »
    2- « un manager qui doute sur sa réelle légitimité à diriger son équipe, parce qu’il sent bien qu’il ne maîtrise pas tout ce sur quoi il travaille, que certains de ses employés sont peut-être finalement meilleurs que lui, etc. sera un mauvais manager ».
    1. Non le manager n’est pas payé pour « dominer » mais pour faire son travail qui est de piloter une équipe, un projet etc…
    D’après vous, le manager est tout en haut d’une pyramide et exerce de là haut son autorité à la verticale, comme Zeus sur l’Olympe, en ne supportant pas que « certains de ses employés », les sujets de base puissent être « meilleurs » que lui. Je pense que ces propos ont dépassé votre pensée ou que vous n’avez pas encore rencontré de véritables managers.
    2. « le chef », comme vous l’appelez, ne peut aujourd’hui être un Pic de La Mirandole, doué en tout et connaissant tout. Il est obligé de déléguer des parties importantes du savoir ou des procédures à des collaborateurs qu’il aura choisi justement pour leur compétences (parce qu’ils sont « meilleurs » que lui) et sans avoir « honte » de ne pas être meilleur qu’eux dans ces domaines. Au contraire, il s’appuie sur eux, leur délègue des projets et son rôle à lui est de les soutenir pour qu’ils aboutissent pour le bien commun. Cela n’empêche pas de savoir que l’on ne peut être « bon en tout », ce qui ne signifie pas grand chose, mais on a l’assurance de pouvoir compter sur les spécialistes (droit d’auteur, numérisation etc…les domaines sont vastes)! et c’est très réconfortant…
    Dans un orchestre, le « chef » ne joue pas de la clarinette en solo, enfin c’est rare, en revanche il joue un autre rôle, celui d’ensemblier, de coordonnateur etc… pour que la partition aboutisse. Et encore ma comparaison est mal choisie car on est encore trop dans la direction à l’ancienne, puisqu’aujourd’hui on voit aussi des « chefs de projets » transversaux qui ne relèvent pas d’une hiérarchie traditionnelle.
    Par ailleurs tout dépend de l’environnement : entre une équipe de 10 personnes et une de 100, la manière est forcément différente et le « chef » n’a ni les mêmes missions ni les mêmes compétences…Donc relativisons tous cela.
    Néanmoins, je ne vous souhaite pas de rencontrer(encore moins de devenir) un « manager payé pour dominer » : si c’était le cas, vous auriez rencontré un « petit chef », ce qui existe aussi, conservateur ou pas, mais au contraire de vous épanouir dans le domaine où vous êtes le meilleur et où vous apporterez votre indispensable pierre à l’édifice, à votre place, en bas ou en haut peu importe d’ailleurs, cela vous évitera de vous demander si vous êtes « bon » ou « mauvais ».
    Je vous souhaite surtout moins de théorie et une belle pratique !

  9. J’aurais aimé être la consoeur passante pour écrire la même chose qu’elle. Montrer qu’on doute, et chercher ensemble, c’est l’un des plus beaux moments du métier de « chef d’équipe ».

  10. > Passante(etconsoeur) et en_conserve : Précisément, je ne suis pas sûr que nous nous comprenions. Car le doute dont vous parlez là, c’est celui de l’élève, de celui qui pratique et qui ne sait pas faire un exercice alors que meilleur que lui saurait – un doute relatif. Je cherchais précisément à souligner que cela n’a rien à voir avec le doute du chercheur – un doute radical. Et que, dans le cas du doute relatif, bien sûr qu’il est bon de se remettre en cause et de savoir se l’avouer mais meilleur encore de savoir où on va. C’est ce qu’on appelle l’expérience et la compétence, non ?

    > Du Guesclin : J’adore ce genre de petite remarque à la con 🙂

    > Camoulox et Isabelle Rambaud : En effet, le but d’un manager et de gérer une équipe et la rendre la plus efficace possible. Il peut en effet être d’un abord charmant et permettre à chacun de s’épanouir mais il le fait parce que c’est plus *efficace*. Le but premier n’est pas de permettre aux employés d’être heureux mais bien de remplir des objectifs et de faire gagner de l’argent à son entreprise. Ou alors il préfère autre chose au détriment de son travail et ce sera peut-être un bon humain mais un mauvais professionnel – aux yeux de son entreprise. C’est, comme souvent, une question de mélange des moyens et des fins.

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