De la difficulté d’appréhender l’estampe (et l’imprimé en général)

Depuis un an que je m’occupe professionnellement d’estampes, j’ai pu constater combien le discours dominant dans ce milieu consiste à déplorer le manque de considération de ce qui est à la fois un art et un média fondamental de ces cinq derniers siècles. Il y aurait un article à rédiger sur ce discours (vraiment, je suis preneur pour les Nouvelles de l’estampe !). On me pardonnera, j’espère, de sacrifier à mon tour à cette pratique, donc. J’ai honte d’être si mainstream mais je suis en effet surpris de certaines pratiques.

Au cours de ces dernières semaines, j’ai pu visiter deux expositions d’un grand intérêt pédagogique et scientifique. Leur qualité générale montre que des gens compétents ont accompli un véritable travail et pris leur tâche à cœur. Impossible donc d’incriminer le dilettantisme de certains musées ou des expositions « prêtes à accrocher ». Pourtant, à chaque fois, on peut s’interroger sur l’appréhension que des conservateurs ont eu de l’imprimé et de son importance

Au Louvre, Le Papier à l’œuvre présente plus de soixante œuvres sur papier. Il faut bien être conscient que l’estampe représente un pourcentage non pas majoritaire mais hégémonique des œuvres d’art anciennes. Tirées à de multiples exemplaires, d’un coût relativement bas, présentes partout pendant cinq siècles, elles sont absolument fondamentales si l’on veut comprendre l’art ancien, sa diffusion, sa réception. Au XXe siècle encore, la plupart des grands artistes en ont tâté, des considérations sociales (l’art pour tous) venant parfois se surajouter à l’appréhension purement esthétique pour en faire un objet d’une réjouissante complexité – où l’innovation technique vient encore enrichir la création artistique.
Pourtant, malgré ce caractère fondamental, l’exposition du Louvre sur les œuvres sur papier ne présentait… pas d’estampes du tout (peut-être en ai-je loupé une ou deux ?) ! On peut sans doute y voir une appréhension de l’art coupée des conditions de sa création, de sa diffusion, du regard qu’on peut porter sur elle ; une appréhension uniquement tournée vers le « créateur » et l’« œuvre unique ». C’était en tout cas très surprenant et extrêmement trompeur pour le visiteur, à qui on cache 95% des œuvres sur papier et des possibilités qu’offre ce support.

Art-ception. Litho de Daumier. Oeuvre d'art montrant des gens qui regardent une oeuvre d'art. We have to go deeper.

Art-ception. Litho de Daumier. Oeuvre d'art montrant des gens qui regardent une oeuvre d'art. We have to go deeper.

L’autre exposition était celle consacrée à l’épée au musée de Cluny. Superbe sujet et fort intéressant traitement, n’hésitant pas à convoquer des témoins d’une grande diversité – jusqu’aux chevaliers Playmobil ou au « None shall pass » des Monty Python – afin d’étudier la symbolique de l’épée médiévale des origines à nos jours. C’est un micro-détail qui m’intéresse ici : des imprimés décrits sur le cartel comme étant « encre sur papier ». Réflexe de conservateur du patrimoine habitués aux « huile sur toile », sans doute. Mais précisément, signe d’une incapacité à s’adapter aux méthodes de description de ce qui ne relève pas directement de sa spécialité et de l’histoire de l’art en général. Le cas est rare pour le livre mais combien de fois lit-on « burin sur papier », « eau-forte sur vergé » et autres formules n’ayant aucun sens ?

En ce beau siècle où l’information est plus que jamais disponible, il est fondamental de nous intéresser aux spécificités de chaque technique et d’être capables de mettre chacune d’entre elles en perspective et en contexte, sans faire de notre appréhension personnelle l’aune de toute histoire.

Cette entrée a été publiée le 16 septembre 2011 à 08:54. Elle est classée dans Constitution des collections, Diffusion, Le travail du conservateur, Représentation du livre et des bibliothèques et taguée , , . Bookmarquez ce permalien. Suivre les commentaires de cet article par RSS.

5 réflexions sur “De la difficulté d’appréhender l’estampe (et l’imprimé en général)

  1. Le , intaglio a dit:

    N’idéalisez-vous quelque peu le travail du conservateur (du patrimoine ou des bibliothèques, qu’importe) en évoquant la confection des cartels d’exposition ? Les personnels scientifiques qui élaborent les expositions ne sont-ils pas souvent doublés de chargés d’expositions et autres personnels dédiés à la valorisation, communication ?
    Si je partage votre dépit quant à la méconnaissance des techniques de l’estampe, méthodes de description, etc., cette charge corporatiste n’est-elle pas toutefois un peu mal venue de la part du département des Estampes car il me semble que ce qui peut contribuer à rendre l’information plus que jamais disponible serait une mise à disposition rapide de l’IFF (« La Bibliothèque nationale de France a pour missions de […] cataloguer […] le patrimoine national dont elle a la garde ») ainsi que « la consultation à distance en utilisant les technologies les plus modernes de transmission des données » des collections d’Estampes et de photographie ?

    • En tout cas à la BnF et, pour autant que je le sache, dans les quelques institutions où j’ai des amis, la rédaction des cartels fait partie du travail scientifique effectué par les conservateurs. La valorisation – qui n’a rien de honteux, bien au contraire, si c’est bien fait et si les priorités sont bien ordonnées – intervient dans la diffusion, pas dans la rédaction elle-même.

      Je précise tout de même que je ne parle nullement au nom du département des Estampes ou de la BnF – seulement en mon nom propre. L’IFF, tout le monde y travaille. Seulement, le service de l’estampe ancienne, c’est 2 millions de pièces pour… 2 conservateurs et demi. Quand on a enlevé le temps passé en service public, à répondre aux questions des uns et des autres, liées à la numérisation, aux plans de restauration, etc. il ne reste pas un temps gigantesque à dédier à l’IFF hélas. Pourtant, cela avance : un gros volume XVIe sur Montorgueil va bientôt paraître, deux volumes XVIIe sont en phase de relecture, Androuet Du Cerceau est prêt. On peut trouver que c’est bien lent – je le trouve aussi et personne ne nous contredira… mais on ne peut pas faire plus à moyen constant ; et l’absence d’IFF n’empêche pas de trouver ce que l’on cherche au département si on a le temps d’approfondir sa recherche.

      Quant aux technologies, même si on pourrait souhaiter un autre type de publication que des volumes papier pour l’IFF, je vous rappelle que l’on trouve près de 50 000 estampes dans Gallica http://gallica.bnf.fr/Search?ArianeWireIndex=index&p=1&lang=FR&f_typedoc=images&q=estampe et que plus de la moitié des volumes de l’IFF sont disponibles en ligne.

  2. Le , Ahmed Merdaoui a dit:

    Il me semble que pour s’intéresser aux technique de l’estampe il est nécessaire de voir les originaux et non des reproductions photomécaniques.
    Un ami qui a fréquenté le département des Estampes de la BnF m’a dit qu’on lui communiquait de préférence des copies des gravures qu’il voulait voir. Copies sous forme de reproductions dans des livres d’art ou sous forme de films, me semble t-il.
    Pour voir les gravures originales il faut faire des demandes par écrit et ensuite motiver sa demande.
    Comme si dans les Musées on accrochait des reproduction à la place des tableaux…

    • Oui et non, cela dépend de la recherche qui est menée. Travailler sur des reproductions (microfilms et numérisation) ne pose pas de problème pour pas mal de thèmes de recherche, notamment pour tout ce qui concerne le sujet et l’iconographie. Sachant qu’il est toujours possible de voir les originaux, bien sûr, mais si possible seulement quand c’est nécessaire. Avec les techniques actuelles de numérisation, certaines caractéristiques sont même plus visibles sur la reproduction que sur l’original.

      Bien évidemment, quelqu’un qui travail d’un point de vue plus stylistique ou sur les filigranes aura accès aux originaux sans difficulté.

      Mais les institutions culturelles sont toujours confrontées à une double impératif : conserver et communiquer. Communiquer à tout crin est bien beau mais si la bibliothèque royale avait agi de la sorte en 1750, il n’y aurait plus rien à communiquer aujourd’hui, car les estampes seraient des serpillières illisibles. Il faut donc parvenir à trouver un moyen terme satisfaisant à la fois les lecteurs de 2012 et ceux de 2212.

      La comparaison avec les tableaux n’est pas valide car un tableau n’est pas touché par celui qui le « consulte » et car il est beaucoup moins fragile qu’une œuvre sur papier.

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