L’autre « effet Papillon »

Alors qu’elle était florissante au XVIe siècle, la gravure sur bois disparaît pratiquement au cours des deux siècles suivants au profit de la gravure sur cuivre (dite en taille-douce : burin et eau-forte). On ne l’utilise plus guère que pour des travaux bien circonscrits – et encore est-elle souvent de médiocre qualité – bandeaux et culs-de-lampe des livres, certains ex-libris, ou dans l’illustration populaire provinciale à moindre coût.

Si elle est moins fine, elle présente pourtant des avantages importants sur le cuivre. Les deux principaux sont :
*la possibilité de tirer les bois à plusieurs milliers voire dizaines de milliers d’exemplaires sans qu’ils s’usent
*la possibilité d’inclure les bois dans la forme typographique afin d’imprimer en un seul passage le texte et l’image (par opposition, la gravure sur cuivre s’imprime à part sur une presse spéciale, ce qui signifie laisser l’image en blanc quand on imprime le texte, caler l’image en prenant ses repères… ce qui coûte plus cher et donne un résultat moins cohérent).

Ces avantages sont importants. Ils le deviendront encore plus au cours du XIXe siècle avec le développement des journaux, qui tirent à plusieurs centaines de milliers d’exemplaires et ont besoin d’illustrations effectuées rapidement et qui puissent prendre place dans la maquette d’une feuille tirée en une nuit.

Un seul homme défend bec et ongles la gravure sur bois au XVIIIe siècle : Jean-Michel Papillon. Il publie même pour cela un gros livre en trois volumes, le Traité historique et pratique de la gravure en bois, osant aller à contre-courant de la pensée dominante de l’époque.

Gravure sur bois allemande, XVIIIe s.

Gravure sur bois allemande, XVIIIe s.

On aurait ainsi pu penser que Papillon serait le mieux placé pour être capable de penser les évolutions à apporter à la gravure sur bois pour qu’elle s’impose – ce qu’elle fera effectivement quelques dizaines d’années plus tard.

Car il est deux façons de graver le bois :
*parallèlement aux fibres du bois (« bois de fil », « woodcut » en anglais) : c’est la gravure traditionnelle, plus aisée mais qui ne permet pas une grande finesse dans le rendu
*perpendiculairement aux fibres (« bois de bout », « wood engraving » en anglais) : qui se développe au XIXe siècle et illustre tous les journaux et livres jusqu’aux nouveaux procédés permettant de reproduire la photographie

Pour permettre au bois de s’imposer, il fallait comprendre la nécessité de passer au bois de bout.

Or, comme tout le monde, Papillon pratique le bois de fil – dans la lignée de Dürer et de tous les grands graveurs qu’il cite dans son traité. Il connaît cependant le bois de bout et en parle dans son traité. Mais il le méprise car il envisage uniquement le passé : y a-t-il jamais eu un grand artiste qui l’ait pratiqué ?

Alors qu’il était le mieux placé, Papillon a été incapable d’envisager les évolutions à apporter à la gravure sur bois pour lui redonner la première place car il était recroquevillé sur la défense de la tradition, définie comme la belle gravure, comme la qualité – refusant par avance d’étudier toute modification dans les manières de faire, forcément illégitime. Sans doute précisément car il se place dans une position d’unique défenseur d’une culture ancienne, dont il se sent le gardien.

Le bois de bout, la technique privilégiée de diffusion de l'image au XIXe siècle

Le bois de bout, la technique privilégiée de diffusion de l’image au XIXe siècle

Je parle de ce phénomène car il me semble extrêmement fréquent. On s’abstient d’innover non par manque d’idée mais parce qu’on méprise le nouveau, ou qu’il fait peur, ou n’a pas la légitimité de l’ancien. Des exemples vous viennent sans doute en tête. Je ne parlerai même pas de Wikipédia.

Non, je préfère souligner ici le beau discours d’une personne remarquable : Pierre Mounier. Pierre est une des figures marquantes des digital humanities et de l’open access en France. Lors de la soirée d’OpenEdition (la structure qui gère revues.org et hypothese.org), la semaine dernière, il s’est abstenu de prendre la parole. Quand il l’a prise, c’est pour nous faire part de son expérience. Parcours idéal de l’étudiant brillant : lauréat du concours général de latin, Ecole normale supérieure… et toujours poursuivi par ce discours du dernier des Mohicans, du Giovanni Drogo, du Zangra qui attend les Barbares. Ce discours qui nous fait croire que nous sommes les derniers représentants de la Culture face à une société qui dévore ses enfants. Qui nous appelle à nous recroqueviller sur nous-mêmes afin de protéger la tradition. Quand nous sommes au contraire les mieux placés pour innover, diffuser les nouvelles manières de faire.

Ecoutez Pierre Mounier.

Et refusez l’« effet Papillon », celui qui nous tuera si nous ne savons pas nous montrer conquérants, si nous préférons protéger le passé et non construire l’avenir.

Cette entrée a été publiée le 2 avril 2013 à 06:15 et est classée dans Uncategorized. Bookmarquez ce permalien. Suivre les commentaires de cet article par RSS.

4 réflexions sur “L’autre « effet Papillon »

  1. bel article d’un connaisseur
    très belle gravure du train, quant à l’aspect philosophique vous avez bien raison, toujours penser à innover
    A bientôt
    JA

  2. Le , Marie a dit:

    Belle philosophie! Je viens de decouvrir le site, les articles sont géniaux. De quoi remonter mes notes d’histoire!
    Merci et bonne continuation

  3. Pingback: Proxem » La lettre du 8 avril : le storytelling, le vrai métier du data scientist ?

  4. Peurs d’autant plus mal placées lorsque le nouveau ne menace pas l’ancien. Le lien vers le discours de Pierre Mounier ne semble pas fonctionner.

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