À qui appartient le droit de montrer un beau paysage ? À qui appartient une vue de Paris ? Le droit de photographier un arbre ? Une abbaye médiévale ? Un château royal ? Jusqu’à présent, la réponse était : à personne et à tout le monde. Tout le monde pouvait photographier et diffuser notre patrimoine commun, qu’il soit naturel ou historique. Mais une nouvelle loi va modifier cela… afin de revenir à une pratique du XVIIe siècle !
La guerre du houblon
En 2012, le château de Chambord avait porté plainte contre une marque de bière, qui avait utilisé une photo du célèbre château dans une de ses réclames. Le château a perdu. En effet, Chambord fait partie de notre patrimoine commun. Bâti il y a cinq siècles par le roi de France, il a depuis lors nourri l’esprit des architectes, des artistes, des écrivains… et des visiteurs. Il a été placé sur la toute première liste des monuments historiques en 1840 et appartient au patrimoine mondial de l’UNESCO. C’est peu dire qu’il incarne à lui seul une partie de la culture non seulement française mais européenne et mondiale. Une culture qui appartient à tous, et pas seulement au propriétaire actuel des murs.
Mais le domaine est administrativement un établissement public à caractère industriel et commercial (et non à caractère scientifique, culturel et professionnel, ni même à caractère administratif). Il a donc très mal pris que ce patrimoine puisse appartenir à tous alors que sa mission est de le « valoriser ». Un procès a donc eu lieu en 2012, avec pour but de faire reconnaître par le tribunal le droit du propriétaire sur l’image de sa propriété. J’avais déjà raconté cette histoire ici. Evidemment, le domaine avait été débouté.

Légende pour gens ordinaires : Chambord, chef d’oeuvre de la Renaissance française.
/ Légende pour énarque qui s’improvise gestionnaire : photo gratuite sous licence libre = manque à gagner (Cl. Patrick Clenet – CC-By-SA)
Mais le gouvernement (sarkozyste) de l’époque avait jugé le cas intolérable. On peinerait à trouver une différence dans la stratégie culturelle du gouvernement actuel.
Et quand la loi vous donne tort, il suffit… de changer la loi. La nouvelle loi création vient donc modifier le droit d’auteur (qu’on nous dit pourtant intouchable quand nous proposons des améliorations destinées à diffuser la culture et à éviter de se trouver en contradiction avec les pratiques sociales) et donne aux domaines nationaux un droit extraordinaire : celui de pouvoir gérer à leur profit leur image. L’image de Chambord n’appartient plus au peuple français ou à la culture générale, mais à l’établissement public du domaine national de Chambord.
Non seulement Chambord mais l’ensemble des domaines nationaux. Une galerie d’estampes qui voudra faire apparaître une vue de Versailles, vieille de trois siècles, sur son catalogue (usage commercial, donc)… devra pour cela obtenir l’autorisation de Versailles, et verser une redevance ! Et, bien sûr, Wikipédia ne pourra plus montrer d’images de Chambord, Versailles, Saint-Germain, etc. : ni des photos pourtant prises par des amateurs qui donnent de leur temps et de leur compétences pour partager la culture, ni même des documents anciens.
Une chose est toutefois amusante dans ce scandale culturel et éthique. Les gouvernements qui se succèdent pensent « valoriser » la culture sur Internet en menant une très naïve politique mercantiliste, aux mains de quelques marchands de Cour. Or, on est arrivé à tel degré dans cette direction que le gouvernement a ni plus ni moins réinventé ce que Colbert avait mis en place !
Colbert reloaded
À l’époque de Colbert, sous Louis XIV, la France prenait la première place en Europe pour la production et la diffusion d’estampes vers le milieu du XVIIe siècle – ce qui a permis à la culture française de s’imposer, donnant des modèles à copier aux artistes et artisans des autres pays. La production d’estampes d’ornements (modèles de cheminées, de tombeaux, de vases, de meubles, d’orfévrerie…) et d’architecture connaît un immense succès. Colbert décide alors de faire passer l’unique texte qui restreint alors la production des graveurs, qui exercent un métier libre.
L’arrêt du Conseil du 22 décembre 1667 dispose que seul le roy fera « graver les plans et elevations des maisons royalles, les ornemens de peinture et sculpture estans en icelles, les tableaux et figures antiques du cabinet de Sa Majesté qui se trouveront ailleurs, comme aussy les figures des plantes et des animaux de toutes espèces et autres choses rares et singulieres ». C’est la création du Cabinet du roi, c’est-à-dire de la « maison d’édition » du pouvoir royal pour exploiter ce droit extraordinaire qu’il se réserve. Mauvaise nouvelle pour nos gouvernants : ce fut un retentissant échec du point de vue commercial, qui aboutit à plusieurs réorganisations puis à un abandon.
Je me permets pour conclure, de faire trois remarques :
- qu’en est-il des bâtiments jadis situés sur ces domaines mais qui ont disparu ? Peut-on encore montrer sur Wikipédia le château neuf de Saint-Germain-en-Laye ?
- tant qu’à jouer à Colbert, pourquoi avoir oublié de se réserver l’image « des animaux de toutes espèces » ?
- je laisse Alain Seban faire la dernière remarque :
Conclusion, faisons le à la « Charlie »: diffusons massivement ces images avec un gros étron pour les masquer, tout en les laissant reconnaissable.