Quand l’Inspection des finances veut vendre les livres de la BnF

Veuillez me pardonner ce titre un peu racoleur…

L’Inspection générale des finances mène chaque année un certain nombre d’audits, entre autres dans les établissements publics. En 2008, ç’a été le tour de la BnF. L’IGF a donc remis un très intéressant rapport, complété a posteriori par les réponses dudit établissement – par la voix de son président Bruno Racine – et les réponses aux réponses, des inspecteurs des finances.

On apprend beaucoup à cette lecture et les suggestions de l’IGF sont parfois très pertinentes ; elles permettent au moins d’obtenir un regard extérieur sur les pratiques de la BnF, ce qui est fécond.

Certaines suggestions sont plus inquiétantes, voire très inquiétantes. On lit ainsi à la page 27, c’est à dire dans le récapitulatif des principales propositions (repris de la p. 24) :

Envisager la cession de pièces détenues en plusieurs exemplaires par la BnF (y compris à la bibliothèque de l’Arsenal) pour financer de nouvelles acquisitions.

C’est à dire tenter d’introduire pour la énième fois la pratique de l’aliénation des collections publiques (deaccessioning) en France, à travers l’une de ses plus prestigieuses bibliothèques !

Rappelons que le récent rapport Rigaud ne se montrait pourtant pas favorable à ces pratiques – tout en étant plus nuancé en ce qui concerne le « délicat problème des « doublons » ».

La chasse à la chimère étant ouverte, permettons-nous de rappeler quelques évidences : dans le domaine du livre ancien, le doublon n’existe pas et vendre des livres est une très mauvaise idée car :

1/ Une bibliothèque patrimoniale ne conserve pas seulement des textes mais des exemplaires d’un livre

La notion d’exemplaire n’est pas réservée au bibliophile ou au snob en quête de grandes provenances. Un exemplaire possède un « état civil », une reliure, des ex-libris, des marques de lecture, un état de conservation : autant de marques des pratiques intellectuelles, des modes de lecture, du rapport ancien au livre qui doivent être étudiés et conservés.

Cette question est déjà prégnante dans le cadre d’exemplaires isolés. Mais bien souvent, une bibliothèque possède des collections qui ont été réunies dans une vue précise et qui sont elles-mêmes la marque de pratiques. Cette notion de collection, déjà importante en soi, devient fondamentale dès lors que l’on parle des livres de la bibliothèque royale ou des fonds à très forte cohérence tels que ceux de la bibliothèque de l’Arsenal. Le non-respect des fonds serait alors une hérésie intellectuelle.

En dehors de cette approche intellectuelle, la question de la reliure comme art appliqué vient également plaider en faveur de l’intérêt porté à l’exemplaire.

2/ La mission de la BnF n’est pas la conservation absolue : elle est au service d’un public

Un livre s’abîme quand il est consulté. En l’absence de collections patrimoniales de référence dans la plupart des universités françaises, la BnF est surfréquentée par les chercheurs et ses collections se détériorent donc extrêmement vite. Posséder plusieurs exemplaires d’un livre ancien est donc la moindre des choses si l’on veut encore les conserver dans quelques siècles.

Assimiler les magasins d’une bibliothèque à une réserve dormante et inutile revient à faire preuve de son incompréhension des missions de conservation, de divulgation et de diffusion du patrimoine écrit.

3/ Pour vendre un exemplaire d’une édition/émission, encore faut-il savoir quel exemplaire appartient à quelle édition/émission

C’est peut-être une obsession chez moi mais vous m’excuserez de répéter qu’en l’état actuel du catalogue et en l’absence de l’utilisation d’empreinte typographique, personne ne peut savoir quelle émission est possédée en double à la BnF.

Je ne jette la pierre à personne, l’histoire des bibliothèques françaises est ce qu’elle est, mais les chercheurs du monde entier ne peuvent que déplorer l’absence de bibliographie nationale rétrospective en France – pays qui fait bien pâle figure à côté des ESTC, STCN, STCV, Edit 16 ou VD 16/17.

Il serait assez piquant que le retard français dans ce domaine permette que l’on évite de s’adonner à la pratique du deaccessioning mais je crains que ce genre de petit détail (vendre des unica) n’arrête pas un inspecteur des finances.

4/ Vendre des livres anciens, c’est faire des économies de bouts de chandelle

Un livre ordinaire du XVIIIe siècle se vend 30 euros sur eBay. Un livre exceptionnel par sa condition, sa rareté ou sa provenance, quelques dizaines de milliers d’euros – et on peut espérer que de tels ouvrages ne seraient pas vendus. Nous ne nous situons nullement sur le marché de l’art ou des toiles de maître. Un conservateur peut s’acheter lui-même les livres nécessaires à ses recherches, c’est dire s’ils sont bon marché…

Est-on alors prêt à revendre des livres de la Réserve des livres rares pour payer quatre mois de salaire d’un magasinier ? Est-ce une gestion saine ?

Messieurs les inspecteurs, il y a sans doute beaucoup à faire pour rationaliser le fonctionnement de la BnF – comme toute organisation d’une telle taille. J’ose croire que vous avez des compétences en gestion économique et financière : vous n’hésitez pas à émettre des propositions et c’est très bien comme ça. Mais vendre des livres anciens des collections de la BnF, c’est vraiment une très mauvaise idée, que ce soit d’un point de vue scientifique, culturel, démocratique, citoyen ou financier.

Sauf erreur de ma part, Bruno Racine ne relève pas cette proposition, qui ne figure pas non plus dans les réponses aux réponses.

Il y a sans doute beaucoup à dire sur d’autres passages de ce rapport (par exemple la « rationalisation » des éditions de la BnF) – peut-être écrirai-je d’autres billets – mais sur cela, il faut être particulièrement vigilants.

Cette entrée a été publiée le 15 septembre 2009 à 11:49. Elle est classée dans Constitution des collections, Sale histoire et taguée , , , , . Bookmarquez ce permalien. Suivre les commentaires de cet article par RSS.

9 réflexions sur “Quand l’Inspection des finances veut vendre les livres de la BnF

  1. Le , Magali DL a dit:

    Et si la perspective de posséder -légalement- un livre estampillé BnF excitait suffisamment les bibliomanes pour faire grimper les prix ? On serait mal…

  2. Pingback: Twitted by Silvae

  3. Tiens, j’ai fait il n’y a pas longtemps un note sur un bouquin qui parle beaucoup de de-accessioning :
    http://www.leconomiste-notes.fr/dotclear/index.php?2009/07/20/174–arts-and-economics-bruno-s-frey-i

    Dans le cas précis de la BnF, j’ai cependant du mal à évaluer l’intérêt de la chose : l’ampleur des collections ne découle pas d’une stratégie discutable de thésaurisation, mais du statut de bibliothèque de dépôt légal. Alors, si le prix des livres concernés est faible, le jeu n’en vaut sans doute pas la chandelle. L’erreur est peut-être de considérer les livres anciens (pour lesquels il est bel et bon d’avoir plusieurs exemplaires, ces derniers étant rarement identiques). D’où ma question : pourrait-on envisager de vendre une partie du fonds de livres récents, après numérisation en mode texte, en ce qui concerne les livres à la facture standardisée (collection Folio, par exemple) ? Le but n’est pas ici de lever des fonds importants, mais de réduire les coûts de conservation d’ouvrages dont l’aspect matériel n’est sans doute pas très intéressant.

  4. Pingback: Twitted by infoveille

  5. Le , Azenomeî a dit:

    La numérisation est un mode de DIFFUSION. Ce n’est pas un mode de CONSERVATION puisque personne ne peut aujourd’hui garantir les formats et les supports de demain et la portabilité des données électroniques (le seul service du lministère de la culture qui savait à peu près à quoi s’en tenir et quoi faire dans ce domaine, la Direction des archives de France est en cours de dépeçage, sur brillante suggestion de Bercy …) . Un parchemin tiendra plus de mille ans (on en a). Un microfilm plus de 100 ans (on en a). La durée de vie d’une donnée électronique n’est pas garantie. C’est aussi bête que ça.
    Vendre les livres de la BNF et une sottise absolue. Pourquoi bercy ne suggère-il pas, au choix :

    – de vendre des morceaux de brillante cervelle d’inspecteur des finances ?
    – de vendre Bercy, pour aller loger dans des cabanes en banlieue ou dans des containers non chauffés ?
    – de récupérer les paquets fiscaux ?
    – d’aller chercher les milliards perdus dans la soit-disant crise des subprimes, ou l’on découvert que le monde dépendait de banquiers aveugles, sourds, chochottes et hystériques ????

    • > Magali : Gommons vite toutes les estampilles 😉
      > Mathieu : Merci pour le lien du CR : c’est intéressant, je ne connaissais pas ce bouquin. Il faut décidément que je creuse cette notion complexe dont on risque de pas mal reparler dans les années qui viennent (hélas).
      En ce qui concerne l’aspect matériel, il est toujours intéressant. Un folio n’a rien de particulier mais il est la forme dans laquelle on lisait au début du XXIe siècle et cela seul rend primordial le fait d’en conserver quelques exemplaires. Et la BnF, comme bibliothèque de dépôt légal, est justement là pour cela.
      La question se poserait en effet beaucoup moins si l’on passait aux livres électroniques – sauf qu’il n’est pas du tout évident qu’il coûte moins cher de conserver de manière pérenne des données électroniques que des ouvrages papier.
      >Azenomeî : D’accord avec vous sur la numérisation comme diffusion et sur l’importance de la pérennité des données électroniques. Moins sur la cervelle d’inspecteurs des finances, je ne mange pas de ça… Beurk.

  6. Le , Pierre louis a dit:

    Merci

  7. Le , S. von K. a dit:

    Dans la présentation qui nous a été faite en interne, la BnF répondait à la question en précisant que nous n’envisagions pas de céder des ouvrages, sauf dans le cadre d’une politique d’échanges.
    Les gentils inspecteurs de l’IGF étaient installés à notre étage: j’ai vécu un grand moment avec l’un d’entre eux qui était persuadé que j’étais la secrétaire du service, et pas un conservateur parmi d’autres…

  8. Le , JA a dit:

    Toutes les institutions culturelles (y compris la BnF) ont procédé à ce type de « respirations » de leurs collections jusqu’à très récemment (et certaines continuent à le faire sans se soucier du cadre juridique), sur la base d’échanges mais aussi souvent de ventes.
    Pour mémoire, la BnF possède 6 millions d’estampes, 5 millions de photographies, 500 000 monnaies et médailles, etc. avec un nombre sans doute élevé de doublons ou triplons… Si la vente de quelques-unes de ces pièces permettaient d’acquérir plus de trésors, tout le monde serait gagnant et en premier lieu les usagers de notre chère bibliothèque nationale…

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