Qui comprend encore quoi que ce soit au droit d’auteur ?

Quand, comme moi, vous n’êtes pas juriste mais que vous êtes appelé à vous intéresser aux questions de droit d’auteur, tout commence bien : le code de la propriété intellectuelle n’est pas bien gros si l’on s’en tient à la propriété littéraire et artistique. La jurisprudence un peu étrange parfois, mais globalement on s’y retrouve. Cela tombe bien car les questions de droit d’auteur sont centrales sur Wikipédia – plus encore sur Commons. Les projets Wikimédia sont – la plupart du temps – extrêmement légaliste, valeur provenant du monde du libre, ce qui se traduit par une application stricte du droit, qu’il faut connaître.

Les choses se corsent néanmoins rapidement.
La récente décision de la Cour suprême des Etats-Unis en est un témoignage. Expliquons en deux mots pour donner une idée au lecteur. La durée du droit d’auteur a beaucoup évolué aux Etats-Unis : pour les œuvres étrangères créées entre 1923 et 1978 et enregistrées aux Etats-Unis, la durée de protection était de 95 ans après la création. La signature par les USA de la convention de Berne en 1988 a changé la donne et l’Uruguay Round Agreements Act (URAA) décide que les œuvres étrangères encore protégées dans leur pays au 1er janvier 1996 par le droit d’auteur seraient également protégées aux Etats-Unis : les œuvres non enregistrées sont tout de même protégées pour 95 ans. C’est cette loi, finalement jugée valide au terme d’une longue procédure, qui s’applique aujourd’hui, faisant pour la première fois sortir des œuvres du domaine public.

Paradoxalement, les œuvres sont même protégées aux Etats-Unis quand elles ne le sont plus dans leur propre pays. Prenons l’exemple de Garcia Lorca : mort en 1936, il s’est élevé dans le domaine public en 2007 en Espagne. En revanche, aux Etats-Unis, ses œuvres appartiennent au domaine public si elles ont été publiées avant 1923 et y entreront au fur et à mesure entre 2018 et 2031 pour les autres.

Situation absurde, parfois scandaleuse, mais simple, direz-vous ? Non pas !
Car les 95 ans débutent à la date de publication. Comment connaître la date de publication exacte d’un des nombreux livres dont tout le monde a oublié jusqu’à l’existence ? Qu’entend-on par « publication » dans le cas d’un tableau ?
Comme l’indique Jean-Fred

Dernier rebondissement en date pour la France : la directive européenne de 1993 d’extension du droit d’auteur à 70 ans après la mort de l’auteur n’y a été transposée qu’en mars 1997, soit après la date d’entrée en vigueur de l’URAA. Les œuvres provenant de France concernées par l’URAA seraient donc celles publiées après 1923 par un auteur mort après 1946 (et non 1926). Il faut également tenir compte des prorogations de guerre, habituellement caduques : les œuvres publiées avant le 1er janvier 1948 bénéficient d’une extension de 8 ans et 120 jours. Mais attention, cela ne s’applique pas aux compositions musicales, qui bénéficiaient de l’extension à 70 après la mort de l’auteur depuis 1985, et qui donc bénéficient systématiquement des prorogations. Ou pas

Bref, tout ceci est très compliqué à mettre en œuvre. Bien plus drôle encore si l’on considère que ces œuvres peuvent être chargées par un Chilien sur des serveurs dépendant d’une fondation américaine puis lues aux Pays-Bas par un Belge sur un site majoritairement fréquenté par des Français.

Alors parfois, on a l’impression que nos interlocuteurs pensent qu’il n’y a pas de problème uniquement parce qu’ils n’y sont pas confrontés. En effet, si vous vous contentez de publier sur papier des livres écrits par un unique auteur dont vous connaissez bien la biographie, il n’y a pas de problème pour savoir quel droit s’applique et si l’auteur jouit encore d’un monopole ou pas. Mais dans le monde numérique, il y en a, des problèmes et des questions. Des gros ; des embrouillés. Des tellement compliqués que personne n’est capable de dire ce qu’il en est. Et que seul un procès permet de savoir si on était en faute ou pas.

Rappelons qu’on ne sait actuellement pas si La Guerre des boutons appartient au domaine public. Qu’il a fallu deux arrêts de la cour de Cassation pour statuer sur le cas de Maurice Ravel.

Parallèlement, on voit, sur des cas très simples, des personnes de qualité passer à côté de leur sujet. Aussi était-ce très surprenant d’entendre naguère M. Mitterrand, ministre de la Culture et de la Communication, affirmer que la liberté de panorama existe déjà dans le droit français – alors que cette exception proposée par l’Europe dans sa directive n’y a jamais été transcrite.

Même quand les cas sont simples, certains de nos interlocuteurs ignorent les bases du droit. M. Rogard est directeur exécutif de la SACD, société de perception de droits d’auteurs. Pourtant, il ne pense pas qu’il soit important de respecter le droit des photographes ni des affichistes sur son blog.

https://twitter.com/#!/RemiMathis/status/161028759951118336
https://twitter.com/#!/RemiMathis/status/161029445371695104

Fort intéressante est sa réponse


[Par « pointillisme », M. Rogard veut certainement dire « caractère pointilleux ». Il aime tellement l’art que le vocabulaire de la peinture sort tout seul de sa bouche quand on s’y attend le moins. Etat d’esprit admirable, reconnaissons-le.]

Alors qu’il passe son temps à vouer aux gémonies tout manque au droit d’auteur, tout en traitant MegaUpload de « mafia » et Anonymous de « Ku Klux Klan », tout en reprochant à des personnes de mettre à disposition des œuvres sous droit sans autorisation des ayant-droits (qui n’ont pas forcément porté plainte)… il met à disposition des œuvres sous droit sans autorisation des ayant-droits. Et pire, il envoie lesdits ayant-droits aux pelotes en leur intimant l’ordre de se montrer s’ils ne sont pas contents.

Sans doute me dira-t-on qu’il est aisé de se moquer de M. Rogard. Certes.

Mais il n’en reste pas moins que ce cas est symptomatique du mal que je pointe : non seulement une méconnaissance du droit d’auteur et de son caractère plus que contraignant (évidemment, quand on ne l’applique pas soi-même…) mais aussi le manque total de conscience chez certains, souvent dans des positions de pouvoir, du fait qu’il soit devenu inadapté et inapplicable dans le monde actuel.

Et bien sûr une sensibilité très différenciée à l’importance du délit selon qui le commet : « l’autre » est un mafieux mais « je » ne fais de mal à personne sur mon blog.

Cette entrée a été publiée le 24 janvier 2012 à 08:29 et est classée dans Diffusion, Sale histoire. Bookmarquez ce permalien. Suivre les commentaires de cet article par RSS.

5 réflexions sur “Qui comprend encore quoi que ce soit au droit d’auteur ?

  1. Bonjour Rémi et bravo pour ce billet !

    Je partage ton sentiment sur la complexité effroyable du droit d’auteur.

    Slate avait publié l’an dernier un excellent papier « Dans le labyrinthe du domaine public », qui montrait à quel point cette notion était fragilisée par la difficulté à déterminer le moment de l’extinction des droits :

    http://www.slate.fr/story/43987/labyrinthe-domaine-public

    Je reste également atterré et choqué par la réaction de Pascal Rogard. Quelle arrogance et quel mépris…

    Je conseille aux personnes qui ont lu ce billet d’aller voir dans la foulée cet article publié par un responsable d’Oreilly Media. Il explique très bien que les vrais pirates ne sont peut-être pas ceux que l’on croit :

    http://radar.oreilly.com/2012/01/on-pirates-and-piracy.html

  2. Le , Audoin a dit:

    Je découvre votre blog et surtout cette incroyable nouvelle…

    N’y a-t-il pas moyen de faire passer votre texte et celui cité à quelques webzines… Je suis sidéré du foin fait sur megaupload et le silence absolu sur ce cas ( peut-être un peu trop compliqué à traiter pour les paresseux journaleux….:o)

  3. Le , Floflo a dit:

    Très bon article, il est toujours intéressant d’essayer de mieux comprendre les méandres de tout l’arsenal juridique sur ces sujets (bien que finalement peu de monde puisse véritablement y parvenir en l’état actuel…), d’autant que ceux-ci sont (malheureusement[non neutre]) très peu relatés dans les médias.
    Merci Rémi

  4. Intéressant…
    Deux impressions :
    – les auteurs ne sont pas du tout consultés, associés et encore moins privilégiés dans les modalités juridiques de ces droits;
    – le problème est finalement l’utilisation tout à fait abusive de firmes comme Google et autres multinationales qui font ce qui leur plaît au nom de leur droit à faire du fric à tout prix, et trouvent des scribes larbins pour justifier et les conforter.

  5. Excellent article !

    Merci beaucoup d’avoir soulevé le problème, et particulièrement les contraintes géographiques apportées par le web.

    Un produit créé dans un pays, offert en ligne via un serveur installé dans un autre pays, présenté aux internaute par un affilié dans un autre pays etc… on ne s’en sort pas s’il faut passer en Cour.

    Ajoutons à celà les fameux produits en PLR (Private Label Right) et ceux qui sont traduits sans l’autorisation de l’auteur.

    J’espère que vous nous tiendrez au courant de la suite de ce dossier, vous avez vraiment le talent de nous présenter la situation pour que nous puissions la comprendre.

    Encore une fois MERCI !

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