Yann Moix, moraliste du XVe siècle ?

[Ceci est la suite du billet précédent, commentant un texte de Yann Moix, écrivain et cinéaste, sur le livre électronique]

Là où le billet de Yann Moix devient passionnant, c’est que ce monsieur joue parfaitement un rôle dont j’aurais pensé qu’il ne pouvait plus exister. J’ai tendance habituellement à nuancer assez fortement les discours faisant de la concurrence livre électronique/livre sur papier un remake de celle manuscrit/incunable. Mais là, c’est exactement cela. C’en est même surprenant car j’ai peine à croire que cet écrivain n’ait pas pu s’en rendre compte en rédigeant son billet.

Peut-être connaissez-vous la Nef des fous, publiée en allemand sous le nom de das Narrenschiff et en latin Stultifera Navis. Il s’agit d’un ouvrage d’un juriste strasbourgeois, nommé Sebastian Brant. Le livre est publié à Strasbourg, en allemand, en 1494.

Cet ouvrage a attiré l’attention des historiens du livre pour plusieurs raisons :
*il s’agit d’un des rares livres écrits par un humaniste majeur, un clerc (Brant est docteur in utroque jure – en droit canon et civil – et professeur de droit à Bâle) pourtant en langue vulgaire
*il s’agit d’un livre très illustré (c’est le cas de toutes les éditions du texte) : la plupart des bois de l’édition originale étant de Dürer
*il s’agit d’un best-seller à l’immense succès, immédiatement traduit en latin (1496), en français (1497), puis en anglais, en flamand, etc.

Au fil de ses 112 chapitres, la Nef des fous passe en revue les folies humaines, décrites en vers. L’appréhension est morale et religieuse, dans une vision proche de la devotio moderna devant amener à la réforme protestante. L’homme est présenté comme fou dans toutes ses activités, toutes plus vaines les unes que les autres. L’homme est fou car il s’aliène à des fausses valeurs au lieu de penser au seul véritable but de la vie : faire son salut. Il s’attache à une fausse connaissance, à la richesse matérielle, à de vains espoirs au lieu de regarder la mort et d’espérer en Dieu – toutes les valeurs sont inversées entre la terre et le Ciel et qui semble sage ou riche en ce monde est en réalité en train de se perdre.

La figure qui nous intéresse est l’une des plus commentée du livre, celle du Büchenarr, le « fou de livres ».

Büchernarr (édition de 1510)

Büchernarr (édition de 1510)

Cette figure place directement le lecteur face à un miroir déformant – on lui montre une vilaine satire de lui-même… tout comme Yann Moix critique la lecture électronique sur un blog, mettant son lecteur en porte-à-faux.

Que Sebastian Brant fait-il dire au fou de livres ?

Je suis bien fol de me fier en grant multitude de livres. Je désire tousjours et appète livres nouveaux ausquelz ne puis rien comprendre substance, ne rien entendre. Mais bien les contregarde honnestement de pouldre et d’ordure, je nettoye souvent mes pulpitres. Ma maison est décorée de livres, je me contente souvent de les veoir ouvers sans rien y comprendre.

Résumons : Une trop grande quantité de livres tue la vraie connaissance. Les pratiques de lecture ancienne sur manuscrit était comprises et contrôlées mais tout va à vau l’eau (ma bonne dame) depuis l’invention de Gutenberg. D’ailleurs, moi, ça va, mais les autres, qui ne sont pas très malins, ils ne comprennent rien et n’ont des livres que pour faire beau.

C’est à dire presque mot pour mot le discours de M. Moix !

Il faut le remettre dans le contexte. Nous nous situons à la veille du XVIe siècle, c’est à dire à une époque d’explosion de la production imprimée. Alors que les manuscrits étaient coûteux et lents à fabriquer, on voit arriver sur le marché une masse de livres énorme, dans tous les styles et toutes les langues. Environ 30 000 éditions incunables, soit 10 à 20 millions d’exemplaires produits avant 1500 en Europe.

Villes où sont imprimés des livres (1452-1500) par NordNordWest - CC-BY-SA

Villes où sont imprimés des livres (1452-1500) par NordNordWest - CC-BY-SA

Ceci a des conséquences sur toute la société mais en premier lieu sur le rapport au livre. La civilité du livre apparaît. On comprend la puissance du livre dans la diffusion des idées scientifiques, morales, philosophiques ou religieuses. On invente une morale de la lecture ; des procédures de contrôle ; une censure bientôt.

C’est dans une certaine mesure là que nous en sommes avec le livre électronique. Et Yann Moix joue remarquablement le rôle ambigu de Sebastian Brant. Celui d’un auteur à succès qui profite pleinement de ces nouvelles inventions et sait en jouer (certainement plus S. Brant, en pointe dans la diffusion imprimée de son oeuvre, que Y. Moix, moins en pointe sur le numérique, certes), qui parle du haut d’un certain pouvoir social et qui se fait le porte-voix de discours moralisants, qui condamnent la nouveauté en ce qu’elle remet en cause l’ordre établi.

Dans les deux cas, nous nous trouvons face à une pensée religieuse qui pointe les « vraies » valeurs. Celles de l’Evangile, bien sûr, pour S. Brant. Celles de la « vraie lecture » pour Yann Moix – présentée comme une lecture lente, prenant le temps de revenir sans cesse sur un unique livre, forcément de littérature. Le livre en papier devient le symbole religieux d’une communion dont l’écrivain est le prêtre et le gardien de la pureté intemporelle.

Le Büchernarr de Brant se perd et risque son salut en mettant sa confiance dans une pseudo-connaissance profane, pâle succédané du livre saint qu’il devrait seul lire. Le « fou numérique » de M. Moix se perd et risque son salut en se perdant dans une lecture forcément dispersée, pâle succédané de la vraie lecture sur papier qu’il devrait seule pratiquer.

L’imitation morale de son modèle est tellement fidèle que j’ai peine à croire que M. Moix ne s’en soit pas rendu compte. Alors : formidable auto-ironie réflexive et historicisante ou simple premier degré moralisant ? Peut-être nous le dira-t-il lui-même.

Cette entrée a été publiée le 10 février 2012 à 08:57. Elle est classée dans Histoire du livre et des bibliothèques, Représentation du livre et des bibliothèques, Sale histoire et taguée , , , . Bookmarquez ce permalien. Suivre les commentaires de cet article par RSS.

10 réflexions sur “Yann Moix, moraliste du XVe siècle ?

  1. Oh le joli scan d’un manuel du secondaire (pour la carte) ! Il y avait pourtant sur Commons une carte assez similaire.
    Sur le fond, ce n’est que la resucée du « c’était mieux avant ma brav’dame ». Pourquoi les pseudo-intellectuels prennent-ils les sans-grades pour des demeurés ? Certes il y a des gens qui ont une bibliothèque comme les eunuques ont un harem (de mémoire, c’est de Hugo), mais les possesseurs de livres et/ou de liseuse électronique sont rarement des imbéciles. La consommation en ce domaine est polymorphe : on peut lire régulièrement la Pléïade (la collection, et accessoirement les poètes), des livres en ligne (sur Wikisource ou Gallica par exemple), avoir son Kindle (pas encore pour moi). Ce qui est amusant c’est que l’histoire nous montre que les Moix de toutes époques finissent en exemples du ridicule de la pensée réactionnaire de leur temps et alimentent les dictionnaires de la bêtise humaine (tiens, Guy Bechtel est un spécialiste de l’imprimé ancien il me semble…).

    • Oui, c’était stupide de mettre cette carte, trouvée sur un site pédagogique, mais sans doute piratée. J’ai modifié avec une carte libre et vectorielle : merci de me l’avoir fait faire.

      Je n’ai rien contre la pensée réactionnaire qui nous oblige à nus remettre en cause et nous sortir de nos habitudes (Murray, bien sûr, par exemple…) mais là, c’est vrai que c’est juste de la paresse intellectuelle. Etrange du coup que ce type de texte puisse être publié : cela donne une bien mauvaise image de la revue qui l’accueille. Ce n’est guère sérieux.

  2. Merci pour ces deux articles. J’avais moi-même accordé un peu de mon temps à ce M. Moix, pas par plaisir loin s’en faut.

    « Faut-il pendre Yann Moix ? Ou comment l’ebook alimente le débat culturel… »

    Je m’aperçois maintenant que j’aurais dû mettre culturel entre guillemets…

  3. Ce second billet, encore plus ridicule que le premier, me rappelle irrésistiblement, au mot près, cette pub d’un éditeur de livres reliés cuir, qui paraissait dans le « Télé 7 joues » de mon enfance : « Mieux vaut avoir peu de livres, mais les choisir avec goût. » Et les intégrales Balzac, Zola ou Verne, qui garnissent les bibliothèques bourgeoises, juste pour la tranche dorée…

    J’ai dans ma bibliothèque, parmi un certain nombres de ces livres dont j’ai hérité, un superbe libre relié cuir aussi, avec un titre ronflant, je ne sais plus lequel : c’est un faux, il est creux, et on peut à l’intérieur y ranger ses lettres d’amour, son argent liquide, ou son whisky comme le « traité d’astronomie » que Haddock emmène dans la fusée lunaire.

    Au contraire de M. Moix, je pense surtout que ce qui gêne les détracteurs du livre numérique, ce n’est pas l’accumulation possible de livres que l’on ne lira pas, dans une tablette, mais la remise en cause de cette vitrine de sa culture, vraie ou factice, que représente la bibliothèque personnelle. De la bibliothèque comme de la grosse voiture… Le texte devient avec le numérique plus important que l’objet qui le véhicule.

    Honte à ces gens qui ont aussi une intégrale des symphonies de Mahler en CD ou sur leur disque dur (ou écoutent, abomination, en streaming) : le véritable mélomane, est celui qui écoute une seule oeuvre toute sa vie…

    La seule véritable question que pose ce billet, est à mon avis « est-ce que ça vaut vraiment la peine d’y répondre » ? Tant il est outrancier et ridicule.

  4. Pingback: Yann Moix sur le Nef des fous | Lire numérique – Carnets d'Outre-Web

  5. La bibliothèque de Marivaux contenait… 15 livres. Bah!

  6. Le , BAILAY Jean-Philippe a dit:

    Ou il est question de véritable mélomane, de véritable lecteur… ça sent le moisi tout ça. En cherchant à épingler le radicalisme de Yann Moix vous tombez exactement dans l’excès dont vous l’accablez.

    Signé : Un mélomane qui accumule les livres et les disques et qui l’a un peu mauvaise de se voir traiter de sous lecteur/mélomane.

  7. Le , Christian Vandendorpe a dit:

    Merci d’avoir attiré mon attention sur ce billet de Yann Moix –et merci au twittérien qui m’a signalé le vôtre!

    Votre analyse est très juste. Au début de la Renaissance, le déluge de livres publiés en cinquante ans par l’imprimerie (20 millions selon Febvre et Martin) a suscité le même genre de jérémiade de la part des clercs et des tenants de la « haute » culture du manuscrit qui se sentaient menacés.

    En revanche, un demi-siècle plus tard, Montaigne n’avait pas honte d’être un surfeur avant la lettre, profitant des richesses de sa bibliothèque :

    “Là, je feuillette à cette heure un livre, à cette heure un autre, sans ordre et sans dessein, à pièces descousues; tantost je resve, tantost j’enregistre et dicte, en me promenant, mes songes que voicy. ” (III, 3)

    Dans le billet de Moix, je décode surtout une posture exagérée — au point d’en être caricaturale– de l’homme qui se pose en Écrivain, défenseur des vraies valeurs: « Un véritable amoureux de la littérature préférera ne posséder qu’un seul livre (Ulysse ? La Recherche ? L’Iliade ? ) et le relire en boucle toute sa vie. » C’est pousser le culte de la Grande Littérature jusqu’à un extrême où elle s’anéantit. Il faut dégonfler ces baudruches!

    • Tout à fait d’accord quant à la posture exagérée. Parce que c’est de ça qu’il s’agit, au fond : une posture. Que je mets en parallèle avec sa posture sur l’affaire Polanski, d’ailleurs : il s’agit pour ce Moix de se poser en leader d’opinion, de faire figure de polémiste, quel que soit le sujet au fond. De prendre le contre-pied de …de quoi, au juste? Allez savoir. Ce qui compte, ce n’est pas l’avis exprimé, mais l’expression en elle-même : outrancière, agressive…et ridicule. Les « liseurs » sont donc des cuistres et des bourgeois, les Suisses des salauds…et Moix, ce héros au sourire si doux, lutte vaillamment contre ces fléaux. Fermez le ban.

      Quoi qu’il en soit, merci et bravo à Rémi pour ce recadrage dans les règles de l’art.

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