Fake news et manuscrits d’auteur

« On a retrouvé le manuscrit du Tour du monde en 80 jours ! » titre Le Point, qui consacre à cette formidable découverte patrimoniale un article entier, sous la plume du directeur adjoint de la rédaction.

Le Figaro n’est pas en reste, publiant une interview de « Jessica Nelson, la cofondatrice des Éditions des Saints Pères, [qui] raconte au Figaro la découverte du manuscrit disparu« .

Il n’est pas rare qu’un manuscrit littéraire disparaisse – et il peut arriver qu’il ait été rangé avec des papiers dans un endroit inattendu et ne soit redécouvert que des décennies voire des siècles plus tard.

Sauf que… le manuscrit du Tour du monde en 80 jours n’a jamais été perdu.

Il se trouve, avec bien d’autres manuscrits, anciens ou récents, littéraires ou non, dans l’endroit le moins surprenant pour chercher un tel document : le département des Manuscrits de la Bibliothèque nationale de France.

Mais alors : traînait-il au fond d’une armoire avec des manuscrits non inventoriés ?

Pas du tout, il est tout bêtement conservé dans les papiers du célèbre éditeur de Jules Verne, Pierre-Jules Hetzel. Dans le dossier sur l’auteur.

Certes, mais sans doute était-il introuvable si on n’a pas accès aux recoins sombres des gigantesques magasins de cette institution ?

Nullement : le manuscrit dispose d’une notice tout-à-fait claire dans le catalogue de ladite BnF :

NAF Verne 80 jours

Mais en tout cas sans doute était-il mal connu des chercheurs, spécialistes et amateurs de Jules Verne?

Pas du tout, il est cité régulièrement dans la littérature sur l’auteur. Par exemple, ici en 2011, dans un article en libre accès sur Internet.

D’accord, mais très difficile d’accès, dans une institution où il faut montrer patte blanche et se battre pour avoir accès à l’oeuvre ?

Certainement pas : le manuscrit a été numérisé en 2012 et est librement consultable sur Gallica et téléchargeable par chacun depuis chez soi.

NAF Verne 80 jours 1

Mais ces journaux ne racontent pas n’importe quoi, tout de même ? De quoi parlent-ils ?

Ces articles ne visent pas à analyser ni même à raconter quelque chose de nouveau, mais uniquement à annoncer la publication d’un livre où ce manuscrit est reproduit en fac-simile. Un publi-reportage, en quelque sorte, sans aucune volonté de regard critique ou seulement de présentation neutre des choses.

Et, que ce soit à l’initiative de l’éditrice de ce fac-simile ou des journalistes en question, il a visiblement été jugé plus sexy de raconter la recherche semée d’embûches d’un manuscrit disparu et retiré d’entre les griffes du temps, afin de redonner à la Littérature un chef d’oeuvre que l’on croyait disparu que de dire « Ben, c’est un livre hyper connu, j’ai cherché dans Google où était le manuscrit, vu qu’il était déjà numérisé, et commandé des photos pour proposer une version sur papier ».

Cet exemple de fake news appliqué au patrimoine écrit pose plusieurs questions :

*a-t-on besoin de ce mauvais romantisme à la Indiana Jones pour vendre un livre ?

*pourquoi les journalistes vont-ils chercher une histoire artificielle alors que des découvertes extraordinaires dans ce domaine, il y a en par dizaines chaque année et que tout le monde nous répond que ce n’est pas intéressant pour le grand public – trop spécialisé, trop poussiéreux…

*pourquoi la publication d’un simple fac-simile donne-t-elle lieu à plusieurs articles, alors que des livres extraordinaires n’ont aucune couverture de la part de la presse ?

*quelle vision peut avoir un journaliste des institutions patrimoniales pour penser que la BnF ignorait que le manuscrit d’une oeuvre majeure de la culture française se trouve sur ses rayonnages ? Savent-ils utiliser un catalogue ? Savent-ils faire une recherche sur Internet ?

*quelle vision ont-il du travail de conservateur ? Est-ce la même que celle de leurs commentateurs, qui voient avant tout dans ces articles une dénonciation du peu de compétences des professionnels de la BnF ?

Cons bnf

Ce poujadisme est-il volontaire ou est-ce une conséquence non prévue ? Non voulue ?

Des conservateurs des Manuscrits ont en tout cas – et on le comprend – mal pris la chose : l’histoire a été révélée par mon confrère Charles-Eloi Vial, sur Twitter.

La BnF lui a officiellement emboîté le pas, en tweetant le lien vers le manuscrit numérisé, qui est donc gratuitement à la disposition de tous depuis 5 ans…

Nous aimerions un retour des journalistes en question pour comprendre un peu mieux cet incroyable raté.

Mise à jour du 20 mars 2017 : Dans un article signé par le même journaliste, le Figaro reconnaît son erreur et présente ses excuses.

Cette entrée a été publiée le 16 mars 2017 à 12:58. Elle est classée dans Bibliothèques numériques, Diffusion, Le travail du conservateur, Manuscrits, Sale histoire et taguée , , , . Bookmarquez ce permalien. Suivre les commentaires de cet article par RSS.

4 réflexions sur “Fake news et manuscrits d’auteur

  1. Merci pour ce texte que j’ai apprécié. Il résume bien le décalage entre le milieu de la recherche et le monde des médias. Mon seul bémol concerne l’utilisation de l’expression « fake news ». Peut-être ai-je tort, mais je croyais que les « fake news » se rapportaient à une information fausse créée pour influencer un débat dans un sens partisan. Ici, il me semble que nous soyons devant une information hypertrophiée et sensationnaliste pour gagner la guerre des clics et des revenus publicitaires l’accompagnant. Mais, somme toute, un fort joli texte.

  2. personnellement c’est l’emploi de l’anglais qui me chagrine; :le français se meurt!

  3. J’avais lu l’article du figaro, et j’y avais bêtement cru… Il faut décidément se méfier de tout !

  4. Le , DraaK fut là a dit:

    Merci pour cette info, et pour le blog, que je viens de découvrir. Avez-vous un avis sur la maison d’édition des Saints Pères ? Cette communication sensationnaliste doit-elle jeter le discrédit sur le reste de leur production ?

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