Désherbage : réponses à la réponse de D. Rykner

Après avoir tardé à réagir – pour cause de vacances et de travail personnel à avancer – je reprends la parole pour répondre aux commentaires de Didier Rykner, sans que ceci constitue une relance du débat.

1. Définition du patrimoine.
La définition élargie me semble dangereuse dans la mesure où tout serait alors patrimoine avec les conséquences que l’on sait. Surtout, plus surprenant pour un historien, adopter cette définition, c’est faire du moment actuel la référence absolue : tout ce qui existe actuellement (car, en fonction des intérêts de chacun, « l’ensemble des biens, des richesses matérielles ou immatérielles qui appartiennent à une communauté, une nation et constituent un héritage commun », cela désigne à peu près tout) doit être conservé. L’histoire n’a existé et effectué un tri que pour nous, hommes de 2009, qui devrons tout garder en l’état pour les générations qui viennent. Il existe bien des ouvrages sur l’inflation patrimoniale, je ne m’y arrête pas.

Je ne pense en tout cas pas que le moindre risque plane sur la conservation de ce type de périodiques, même si l’on en supprime quelques exemplaires.

3-4. Question du travail et du coût
La question n’est pas de travailler ou de ne rien faire. Il est de faire ce travail de don – qui n’entre pas dans les missions de la bibliothèque et qui ne bénéficie pas au public de la bibliothèque dont l’État et la nation nous ont confié la charge et la responsabilité – ou un autre travail. Dans ma modeste bibliothèque – fusion récente de plusieurs bibliothèques préexistantes et où un gros travail reste donc à faire sur les collections – mon agenda de travail sur les collections va jusqu’en 2012, sans que je sache même si je parviendrai à le tenir. Se rajoutent à cela les acquisitions courantes, les relations avec les lecteurs, l’enseignement, les activités scientifiques, la création et la mise en place de nouveaux services (en ce moment les livres électroniques), le travail administratif, la gestion du personnel.

De la même manière, la question que se posera la bibliothécaires n’est pas : « ai-je envie de conserver The Art Bulletin ? ». C’est « Il y a 1200 ouvrages qui sortiront cette année, que je DOIS absolument proposer parce qu’il répondent aux besoins premiers des lecteurs de ma bibliothèque ; après un premier désherbage de base (retrait de documents délabrés, obsolètes, ne correspondant pas au niveau du lectorat etc.), j’ai de la place pour 600 ouvrages. Que puis-je retirer pour gagner de la place ? » Refuser de retirer The Art Bulletin, c’est aussi refuser de proposer des livres correspondant aux attentes fondamentales de ses lecteurs. Comme le rappelle Cecitueracela, « la question n’est pas « faut-il conserver cet ouvrage ? », mais « faut-il conserver cet ouvrage, ou cet autre ? » » : ce choix ne se fait pas selon les lubies du conservateur mais selon 1/ les usages constatés (la présence d’un livre non lu depuis vingt ans et présent dans une autre bibliothèque parisienne – sauf exemplaire ou texte ayant un intérêt particulier – n’est pas forcément fondamentale et la question de son retrait peut être envisagée) 2/ l’environnement documentaire – on aura moins de scrupule à désherber si un exemplaire est librement consultable à deux rues de là.

Je tiens cependant à préciser que si l’association dont je parlais (L’École sous l’arbre) est heureuse d’obtenir nos monographies, elle refuse les périodiques. Sans que j’aie creusé la question, j’ai par ailleurs entendu dire que ce type de dons – qui donnent certes bonne conscience – a des effets pour le moins ambigus sur place, dans la mesure où ils empêchent une industrie locale de l’édition de se développer et qu’ils remplissent les universités d’ouvrages obsolètes et en mauvais état, que ces dernières n’ont souvent même pas le temps de trier ; sans même parler de possibilité de revente ou de corruption.
Bref, en l’absence de données plus sûres je retiens mon jugement, mais il est évident que ce type de don ne constitue pas la panacée.

Le blog cecitueracela souligne que la prise de position de Didier Rykner risque d’amener à des dérives. Vu les réponses passionnées – religieuses ? – qu’amène toute destruction de livre, un élu aura beau jeu de permettre que les ouvrages soient revendus – afin de couvrir les frais de traitement et de gérer au mieux les impôts de ses concitoyens (etc. – air connu). On risque rapidement de passer de l’activité encadrée de désherbage – concernant uniquement les livres obsolètes ou ne répondant pas à la mission de la bibliothèque, sans gain pour quiconque, ce qui assure la neutralité du tri – à celle « deaccessioning ». On commence par vendre incidemment – « pour pas gâcher » – et on finit par vendre pour le gain financier – il est des périodes de vache maigre où on trouve toutes les bonnes raisons pour cela (cf un précédent billet). Espérons que de telles pratiques ne s’acclimatent pas en France car, en dehors même des considérations sur la nécessaire présence des ouvrages dans des bibliothèques accessibles au public, rappelons – les lecteurs de ce blog trouveront que je me répète – qu’il n’y a AUCUN moyen en France de relier un exemplaire d’un livre ancien à une édition précise en l’absence de bibliographie nationale rétrospective. Exemple trouvé avant-hier au fil de mes pérégrinations bibliographiques : cet ouvrage et celui-là apparaissent comme semblables sur les catalogues ? Ils n’ont RIEN à voir entre eux. Tout livre qui serait vendu, jeté ou simplement échangé peut être un unica. Ou pas. Personne n’en sait rien et personne ne peut le savoir.

7. Missions de la bibliothèque
Encore une fois, je ne pense pas que nous ayons de désaccord de fond. Tout garder (c’est-à-dire tout ce qui vaut le coup d’être gardé, même pour un usage exceptionnel) et présenter de manière agréable, j’en rêve et on peut penser qu’Emmanuel Toulet également. Mais ce n’est matériellement pas possible. Il faut penser en contexte sans prendre ses rêves pour des réalités. On peut incriminer la Ville de Paris, le(s) ministère(s), les bibliothécaires eux-mêmes (piètres lobbyistes)… tout cela n’empêche pas qu’il faut en attendant trouver des solutions pragmatiques. La conservation partagée en est une.

Je tiens à préciser que mon PS n’était pas moqueur : je me suis permis de rebondir sur le billet de La Tribune de l’art précisément parce que le sujet me touche au premier chef. Il n’est agréable pour personne de jeter des livres, même si la chose doit être considérée sans passion.
Je suis actuellement en vacances mais je ne manquerai pas de mettre en ligne (voire de contacter l’université de Saõ Paulo) pour les périodiques en double que nous offrons (car ce sont des séries assez longues). Pour nos numéros isolés, je crains qu’ils ne finissent en effet à la benne – tout simplement parce que nous n’avons même pas assez de place pour les stocker quelques semaines.

Cette entrée a été publiée le 19 juillet 2009 à 08:11. Elle est classée dans Constitution des collections, Le travail du conservateur, Relation au lecteur, Sale histoire et taguée , , . Bookmarquez ce permalien. Suivre les commentaires de cet article par RSS.

3 réflexions sur “Désherbage : réponses à la réponse de D. Rykner

  1. Pingback: Désherbage : réponses à la réponse de D. Rykner « À la Toison d'or

  2. Le , Juliette a dit:

    Cher collègue et confrère,
    mon avis sur le dons aux associations est encore plus tranché que le votre : je crois qu’il ne faut pas envoyer à grand frais d’argent et de pollution nos lourds et vieux rebuts de livres en Afrique. Il existe là-bas comme chez nous un circuit économique du livre, auteur-éditeur-libraire-(bibliothèque)-public, où chaque acteur peut espérer un peu de satisfaction professionnelle : nos collègues bibliothécaires doivent pouvoir excercer leur sacro-sainte souveraineté de « poldoc », de même que les éditeurs et libraires africains doivent pouvoir vendre leurs livres. Il ne faudrait pas que le marché du livre soit tué par une inondation de livres gratuits, comme certains marchés agricoles l’ont été (surtout des livres vieux et étrangers !).
    Quant au débat sur la BHVP, il ne peut pas non plus s’envisager hors de toute considération de politique/économie. Outre quelques institutions de conservation qui ont la responsabilité de garder des exemplaires « pour l’histoire » (ou pour deux consultations par an, c’est pareil), à quelle dépense publique les parisiens sont-ils prêts à renoncer pour que leur Bibliothèque Historique garde tout ? Quoi de moins pour satisfaire au (très) vieux précepte du « just in case » ?
    Peut-être faut-il être bibliothécaire, confronté au poid des livres par milliers, pour prendre conscience qu’un livre n’est pas l’incarnation romantique de l’âme d’un génie, c’est un objet physique lourd et volumineux, simple support…

    • Chère collègue et consoeur,

      Merci pour votre réaction. Cela me conforte dans l’opinion de la nécessité d’une discussion avec les gens de cette association pour connaître leur point de vue.

      Nous avons le même avis sur la croyance en « l’incarnation romantique de l’âme d’un génie » (j’aime beaucoup la formule et n’apprécie guère le romantisme). Et il est intéressant que cette opinion se trouve plus chez les bibliothécaires (et amoureux des livres : je possède moi-même une bibliothèque privée de plusieurs centaines de livres anciens) que chez les autres. Ce serait à creuser…

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