On peut sans doute trouver cela naïf, ridicule et niais mais je tiens au service public. Si je suis fonctionnaire, c’est avant tout pour servir l’Etat et la société.
Je n’ai rien contre l’argent – je préfère en avoir que n’en avoir pas – et reconnaît que le privé fait parfois des choses extraordinaires.
Mais pour moi l’argent est un moyen pour atteindre des buts (diffuser la connaissance,…) tandis qu’une entreprise considèrera que diffuser la connaissance est un moyen pour gagner de l’argent. Cela peut avoir de très belles conséquences – les industries culturelles ont sans doute plus fait pour la démocratisation du savoir que tous les théâtreux bien pensants si heureux de montrer aux pauvres (amenés à coups de fouet si nécessaire) leurs jolies créations – mais cela limite tout de même fortement les possibilités d’action…
Aussi, quand au nom de ces mêmes valeurs de profit, des institutions d’Etat mettent en péril leurs missions premières, cela ne me réjouit guère. Surtout quand le gain est infiniment inférieur à ce que l’institution gagnerait en terme d’image, de rayonnement, de visibilité (autant de choses qui ont un coût à prendre en compte).
La logique est celle-là :
*On obtient trois sous en vendant des photos (cas de certaines bibliothèques, hélas)
*On compromet par là ses missions premières (faire connaître et mettre en valeur ses collections) mais on montre à sa tutelle qu’on est dans la ligne du Parti (avoir des fonds propre)
*Tout cela sert surtout à obtenir de l’argent de cette tutelle
*Avec cet argent, on lance des campagnes de « communication » et on paye une réclame qui n’aurait pas été nécessaire si on n’avait pas soi-même organisé un embargo sur ses fonds, si on ne s’était pas opposé à leur visibilité et à leur diffusion
Aussi ne puis-je qu’adhérer aux propos de David Monniaux – tout comme moi membre du conseil d’administration de Wikimedia France – quand il affirme dans une tribune libre du journal Libération (16 septembre 2009) :
Les crises de lamentation sur l’omniprésence américaine se succèdent ; mais, au lieu de réellement tenter de la contrer, les politiques menées par nos services publics la confortent. Le gouvernement américain met en valeur des activités aussi diverses que les collections de la Library of Congress, ses recherches scientifiques, ses parcs naturels ou ses missions spatiales en publiant largement ses documents et photographies et en n’exigeant aucune droit de reproduction ? Nos services publics pratiquent largement la rétention d’information, truffent leurs sites de mentions « reproduction interdite, tous droits réservés » y compris quand l’existence de ces droits est douteuse, et ne répondent souvent pas aux demandes d’autorisation de reproductions de documents, malgré la loi. Par exemple, pour obtenir une photographie officielle du ministre français de la Défense, le plus simple est d’attendre qu’il fasse une visite au Pentagone et de prendre la photographie américaine.
Nos services publics font souvent primer la logique commerciale et comptable sur celle de l’accès à la culture, du progrès scientifique et de l’enseignement. Si un géologue français veut publier une portion de carte de France, il a le choix entre des données américaines gratuites et faciles à obtenir et des données de services publics français coûteuses et difficiles à se procurer ; et on voudrait critiquer Google Earth ? On affecte de s’opposer à Google au motif qu’il s’agit d’une entreprise commerciale, mais nos musées restreignent la diffusion de photographies d’œuvres d’art dans le but de pouvoir vendre celles-ci à d’autres entreprises commerciales, les éditeurs de livres ou d’affiches.
Un exemple vécu de conséquence concrète de cette obsession du profit ? Si un enseignant organise une exposition publique de posters réalisés par ses élèves où figure, par exemple, la figure de Louis XIV, il a le choix entre ne pas respecter la loi sur le droit d’auteur, acheter une photographie à l’agence photographique de la Réunion des Musées Nationaux (mais avec quel budget ?) ou recourir, par exemple, au site Wikimedia Commons. Paradoxalement, un service privé américain, à but non lucratif, apporte plus au public français qu’un service public national. Que serait une politique vraiment ambitieuse en matière de diffusion publique sur Internet ?
Plutôt que l’incohérence, les hésitations et les économies mesquines actuelles, une règle simple : gratuité, licence libre et large diffusion de la quasi totalité des documents produits ou numérisés par ou pour les administrations et établissements publics ; exceptions étroites à cette règle pour des marchés spécifiques (clichés à haute résolution pour les livres d’arts, par exemple). Bien sûr, il y aurait des coûts ; mais quelques dizaines de millions d’euros par an, à l’échelle d’un grand pays comme la France, pour un investissement durable promouvant l’image de notre culture à l’étranger et la diffusion de la culture auprès des publics qui n’ont pas les moyens de fréquenter les musées, est-ce si cher payé ?
On a l’impression qu’un certain nombre de personnes pensent encore comme il y a trente ans et qu’ils passent ainsi complètement à côté des enjeux actuels.
Et ceci quel que soit le bord politique ou l’appréhension de la culture qu’ils peuvent avoir : autant que le dirigeant d’institution culturelle voulant un retour sur investissement, le poète en résidence – mystique de l’Art en pleine béatitude culturelle – à qui je dis qu’il me semble qu’il ne touche que des convaincus et que son influence sur le démocratisation culturelle est extrêmement faible et qui me répond « qu’une seule personne de « sauvée » (sic) justifie le prix qu’aura coûté son action », me semble responsable de cette situation.
Heureusement, les mentalités changent. Une commission du ministère de la Culture a été missionnée en 2008 afin de proposer à la ministre (alors Mme Albanel) les axes d’une nouvelle politique en matière de diffusion des œuvres culturelles publiques. Le même David Monniaux avait été auditionné et avait présenté la position de Wikimédia France. Le rapport qui en est issu est extrêmement important car il est présentée dans la lettre d’envoi du ministre Mitterrand comme la « charte de réutilisation du patrimoine numérisé du ministère ».
[on lit « chartre » dans l’original mais comme j’ai l’habitude des gens qui parlent de l’Ecole « des chartres », voire « de Chartres », je ne relève même plus… même chez un ministre de la Culture]
Les choses changent disions-nous. Les usages nouveaux nés de l’internet sont ainsi pris en compte dans ces pages qui sont d’une lecture réjouissante :
*sur internet, les documents sont appelés à être modifiés, réutilisés, partagés… (recommandation 3 : favoriser les appropriations innovantes et créatives par les particuliers)
*il est plus productif de disséminer les données sur des sites sans rapport direct avec la culture plutôt que de tenter laborieusement de draîner un public rétif vers un site qui ne l’intéresse pas (reco. 1 : Conclure des accords de réutilisation avec les éditeurs des sites internet les plus fréquentés)
*Wikipédia et sites de ce genre constituent une vitrine gratuite dont bénéficieront les institutions culturelles concernées (reco. 2 : lever les obstacles à la présence de données françaises sur les sites collaboratifs)
*L’internet (et plus encore celui de demain) se nourrit de métadonnées : l’expertise des institutions doit être utilisée pour offrir ces nouveaux services (reco. 4 : associer des coordonnées géographiques aux données numérisées)
*Internet est un marché de l’attention, y compris pour les institutions culturelles ; or l’internaute ira vers le plus pratique. Si la RMN refuse qu’on réutilise une photo d’un Velazquez du Louvre pour l’article de WP, on en prendra un du Prado et c’est le Louvre qui fait la mauvaise opération, pas WP (reco. 11 : rendre public le régime de réutilisation ; reco. 14 : proposer une licence « clic » gratuite en cas de réutilisation non commerciale ; reco. 15 : tarifer au tarif le plus bas possible en cas de réutilisation commerciale)
*Il ne faut pas attendre les demandes en comptant sur son prestige mais faire naître les occasions de réutilisation des données que l’on offre (reco. 21 : Multiplier les appels à projet de réutilisation) et en faire un des critères d’évaluation des institutions (reco. 24 et 25)
Le rapport dans son ensemble se trouve ici.
Si l’on ajoute à cela la récente autorisation de la photographie à la BnF, on se couche satisfait… en attendant la prochaine étape : la Bundesarchiv a déjà versé 100 000 photos dans Wikimedia Commons, la base de données de Wikipédia, et la deutsche Fotothek 250 000. Alors, à quand la BnF, la RMN, les AN et toutes les AD ?
Allez, c’est votre ministre qui vous le demande
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